La dichotomie au sein même de la bipolarité : aperçu historique
31/12/2007
Auteur : Dr Hantouche
Bipo / Cyclo > Bipolarité adulte > Un peu dhistoire
Les auteurs pionniers dans le domaine de la bipolarité nʼont jamais établi de dichotomie entre dépression et bipolarité.
Les choses sont devenues assez complexes quand la dichotomie a été établie entre le spectre bipolaire (au départ BP-I) et les dépressions unipolaires. En revanche, la majorité des auteurs du 19ème et début 20ème siècles a établi des classifications au sein même de la bipolarité. Oublions une seconde que la dépression pure existe ; il y a juste la maladie bipolaire. Ce point nous paraît fondamental pour comprendre la bipolarité. En effet, si les cliniciens commencent par la dépression (ce qui est le plus visible en pratique), il va falloir attendre la survenue secondaire des indices bipolaires (et cela pourra prendre des années pour établir la nature exacte du trouble thymique). En revanche, en appliquant la formule "troubles bipolaires versus non bipolaires", on mémorise plus la bipolarité. Au moins si les oublis sont fréquents de la part des patients (et en plus ils maquent dʼinsight que cʼest une maladie), les oublis de la part des cliniciens seront donc réduites et le dépistage de la bipolarité sera meilleur.
En pensant ?non bipolaires?, on aira le réflexe permanent de chercher la bipolarité.
Dichotomies historiques de la bipolarité
Dans cette revue historique*, jʼai tenté de repérer la place de la bipolarité atténuée et la cyclothymie. On constate, en premier, que cʼétait une évidence pour ces auteurs et que la cyclothymie nʼétait pas simplement une forme atténuée de la psychose-maniaco-dépressive mais un trouble pratiquement à part.
De plus, les classifications en degrés 1 et 2 semblaient plus logiques que les actuelles BP-I et BP-II. En fait, les auteurs mettaient en premier degré les formes cliniquement peu sévères, observées chez des patients rarement hospitalisés et en second degré les formes sévères avec délire, confusion et détérioration. Cela paraît plus logique en respectant une échelle de sévérité (le "2" est plus grave que "1" - ce qui ne paraît pas dans les classifications actuelles où la graduation nʼest que séquentielle selon les dates de précision des formes cliniques !).
* cette revue historique fait partie dʼun travail de synthèse réalisé en collaboration avec C. Demonfaucon, président de lʼAFTOC, sur la recherche historique des liens entre le TOC et la bipolarité.
Quelques experts ayant laissé leurs empreintes sur lʼhistorique de la bipolarité
Il ébauche de la notion de spectre bipolaire dans le Traité des vésanies où il propose une classification "moderne" des troubles de lʼhumeur :
- Formes de manie et de mélancolie intermittentes, périodiques régulières et irrégulières,
- Accès maniaques tous les deux jours (hypomanie brève récurrente avec des cycles ultrarapides)
- Mélancolie maniaque (état mixte).
Thèse de Médecine dans laquelle il propose une séparation entre 2 formes de bipolarité (à lʼépoque cʼétait la Folie à Double de Forme)
- "Au premier degré", la folie à double forme sans apparence de délire, et sans que les deux états soient bien prononcés
- "Le second degré" de la folie à double forme avec des symptômes nettement dessinés et plus sévères (avec illusions, délire, hallucinations)
Il propose une classification proche
- "Accès au premier degré" avec états mélancoliques et simple exaltation maniaque (trouble BP-II selon la terminologie actuelle)
- "Accès au second degré" avec mélancolie, délire et stupeur et accès de manie aiguë, conceptions délirantes, incohérence (Trouble BP-I)
Notons que ces classifications de Geoffroy et Ritti sont plus logiques que les actuelles : au premier degré la majorité des troubles bipolaires (BP-II / cyclothymie) et au deuxième degré les cas de manies (BP-I).
A qui on doit le terme de cyclothymie ; il propose une séparation entre
- "La Cyclothymie", oscillations cycliques entre hyperthymie et hypothymie (dépression) qui sera développé et explorée par son élève et ami, Ewald Hecker (selon moi, le meilleur expert de la cyclothymie)
- "Vesania Typica Circularis", formes sévères de mélancolie avec attaques de manie (confusion et détérioration)
On lui doit la synthèse sous le label "Folie Intermittente", une seule espèce pathologique qui réunit les cas de folie périodique, de folie à double forme, de folie circulaire, de folies alternes (avec les accès combinés ou états mixtes) : synthèse déduite dʼune série dʼobservations, portant sur un très grand nombre dʼannées.
Dichotomie fondamentale entre la Démence Précoce (future Schizophrénie) et la Folie Maniaque Dépressive (future PMD), travail en continuité avec la synthèse ébauchée par Magnan : place prépondérante à lʼévolution ; mais un fait curieux : pour quelles raisons Kraepelin a-t-il refusé dʼutiliser le terme ?cyclothymie? déjà existant et préféré celui de folie maniaco-dépressive ?
Son mérite est dʼindividualiser la cyclothymie dans la continuité de Hecker et Khalbaum
- "Cyclothymie", une constitution qui ne doit pas servir uniquement à désigner les formes frustes de la psychose maniaco-dépressive
- "Formes graves de la folie circulaire"
Il publie avec Camus, en 1907, lʼouvrage "Les Folies Intermittentes, la Psychose Maniaque Dépressive" : transformation du terme "folie" en "psychose" (rappel de Magnan et diffusion des idées de Kraepelin)
Thèse de Médecine "La Cyclothymie", de la constitution cyclothymique et de ses manifestations (dépression et excitation intermittentes), probablement le meilleur travail sur ce trouble.
Évolution historique du concept de "Cyclothymie"
Elle a été analysée par T. Haustgen. Le terme de "Cyclothymie" a servi (et sert encore) à désigner des troubles apparentés aux troubles bipolaires (ou à la psychose maniaco-dépressive). Pendant longtemps, la cyclothymie a interrogé les auteurs sur son appartenance nosologique :
- sʼagit-il dʼune forme atténuée de la PMD,
- dʼune forme résiduelle ou séquellaire des épisodes majeurs
- ou mieux dʼun tempérament affectif (ou une constitution émotive particulière) ?
Les formes atténuées* (rappel : ?atténuée? ne signifie pas une forme bénigne, mais une expression cliniquement moins intense de la manie) de la folie circulaire et à double forme ont déjà été envisagées par Falret et Geoffroy qui en 1861, lors de sa thèse de Médecine, donne deux degrés pour la folie à double forme :
En 1880, Ritti reprendra les deux degrés sous cette forme :
"La cyclothymie ne devient jamais ni folie, ni démence. Dans la cyclothymie, aucune fonction de lʼesprit nʼest atteinte. Lʼhumeur est simplement troublée. Il y a dysthymie. Cʼest une simple maladie de la sensibilité émotive, tantôt hypothymie, tantôt hyperthymie. Ces troubles sont dʼailleurs si légers que lʼon nʼa jamais à interner le malade". Cette définition est toujours dʼactualité et de plus je lʼutilise dans ma pratique.
Sollier va confronter la neurasthénie à la circularité et signale à propos de la cyclothymie : "Dès 1891, je montrais que beaucoup de soi-disant neurasthéniques étaient des circulaires, aussi cycliques, aussi déterminés dans leur évolution que les aliénés circulaires, quoique ne présentant aucune trace dʼun trouble mental quelconque. Depuis, on sʼest aperçu quʼen effet, le nombre de ces nerveux circulaires est beaucoup plus grand quʼon ne croyait, et si lʼon y prend garde, on constate que beaucoup de gens, dont le "circularisme", comme on a appelé cette tendance, nʼatteint pas un degré suffisant pour apporter un trouble dans leur existence, y sont cependant sujets. Ils ne sʼen doutent même pas quelquefois ; ils trouvent toujours une cause occasionnelle quelconque pour expliquer leur dépression et leur inertie, et quant à leur activité et à leur euphorie, ils les trouvent trop naturelles pour en rechercher la raison."
En 1907, Deny fera de la cyclothymie une constitution, et lʼon peut rencontrer quelques similitudes avec les indications de Geoffroy dans la définition suivante : "Le mot de cyclothymie ne doit pas servir uniquement à désigner les formes frustes de la psychose maniaco-dépressive. Il y a à cela deux raisons : la première, cʼest que la clinique ne saurait assigner de limite précise à ses formes frustes, nous dire où elles commencent et où elles finissent. La seconde beaucoup plus importante : cʼest que ses formes légères ne sont, tout comme les formes graves de la folie circulaire, que lʼexagération dʼune constitution psychique spéciale qui préexiste à leur apparition et survit à leur disparition."
En 1909, Pierre Kahn, prendra pour sujet de thèse "la cyclothymie, de la constitution cyclothymique et de ses manifestations (dépression et excitation intermittentes)".
Nous sommes convaincus que Hecker, Khalbaum, Deny, Kahn, Jellife, et plus récemment Kretschmer, Akiskal, Angst et tant dʼautres experts avaient raison au sujet de la Cyclothymie. Tentons de voir son impact et sa place aujourdʼhui, à lʼépoque où lʼon parle de dépression tout simplement et non de troubles de lʼhumeur, à lʼépoque où le terme "tempérament" nʼest même pas utilisé, à lʼépoque où lʼusage des antidépresseurs devient aussi facile que les antibiotiques, les analgésiques ou les simples calmants. Donc, il y a une nécessité de reformuler la présentation de la bipolarité mais à partir dʼune dichotomie au sein de la bipolarité et non une dichotomie entre dépression (unipolaire) et bipolarité. Celle-ci a été une erreur mais cʼest facile de le dire plus de 40 ans après.
Pour comprendre la maladie bipolaire dans sa globalité, cyclothymie incluse : quel profil dʼexpert ?
Je retiens, de cette revue historique, notamment de lʼhistoire personnelle de Hecker, pionnier et expert de la cyclothymie, les éléments (ou ingrédients) nécessaires pour comprendre la maladie bipolaire et les sous-types cliniquement plus discrets que le trouble BP-I :
En dʼautres termes, gare aux esprits obtus et fermés ; ils ne comprendront jamais la bipolarité et surtout sont peu aptes à soigner les malades bipolaires.
Référence
(pour les fans de lʼhistoire de la cyclothymie / lire lʼarticle de Koukopoulos):
La dichotomie au sein même de la bipolarité : approche de l’EBF
