Une ombre plane, plane.
1/01/2008
Témoignages > Scènettes de vécu bipolaire
Témoignage d’une patiente, 27 ans, jamais reconnue comme bipolaire mais qui présente tous les critères avec des dépressions et un score de 21/21 sur le questionnaire du tempérament cyclothymique
Tout d’abord je souhaite vous remercier de m’avoir reçue dans votre cabinet. Je peux commencer â mettre des mots et un sens â mes états d’être, ou de mal-être. Je suis allée consulter les témoignages sur le site du CTAH, et conclusion: eh bien non, je ne suis pas seule.
Alors j’ai commencé â écrire, et je vous envoie ces débuts de ressentis, plus un retour sur le passé, quelques évènements cruciaux qui prennent un peu de sens, dans cette nouvelle perspective.
J’ai cinq ans.
Un homme s’arrête en voiture le long du trottoir où je chemine, seule. Il veut m’emmener. Chercher le facteur. Il est 16h. Je m’en fous du facteur, et puis je ne te connais pas toi, et puis pourquoi moi ? Et puis d’abord c’est pas l’heure, et puis je ne dois pas parler aux inconnus, et puis je n’en sais rien, et puis d’abord, j’ai un peu peur, et puis c’est louche, et alors ? Tu viens ? Monte ! Je t’emmène un peu plus loin !
Alors ? Rien. Je ne dis rien. Je veux dire non. Mais je dis. Rien ou presque, presque oui ! Mais dis non ! Mais j’ai peur. Je n’ose pas dire non. Les adultes, ils ont raison. J’ai pas le droit de dire non. Mais dis non! Il ouvre la portière. Je ne veux pas y aller. Je m’en fous du facteur. Mais dis non! Non je ne peux pas. Enfin, je ne sais pas.. Enfin je sais plus quoi. Je ne peux pas parler. Je suis bloquée. Qu’est-ce que tu me veux ? Je veux pas y aller. Je ne peux pas parler. Je me laisse aller. Il va m’emmener. Je suis plus lâ , je ne suis plus en moi. Je peux plus dire non. Il a gagné. C’est de ma faute, je n’avais qu’â pas être lâ . J’ai bien mérité ça...
Quelqu’un m’appelle ! Je tourne la tête. Mon frère arrive sur son vélo. Je tourne la tête. L’homme est parti. Je regarde mon frère. Il m’a sauvé la vie. C’est pas grave. Mais si c’est grave, j’ai failli… et si, et si... Mais je suis lâ … Encore lâ . Pourquoi ? Pourquoi pas moi ? Parce que ta vie, elle n’est pas finie. En tout cas, pas comme ça. Et puis, regarde la chance que tu as ! Vas-y fonce !! Fonce! T’es protégée.. Il ne peut rien t’arriver... Tu peux tout tenter !
Oui, mais quand même… Pourquoi je n’ai pas dit non ? Il suffisait de dire non. Je le sais. Il suffisait, et il me laissait. Et moi toute seule, je me protégeais. J’ai attendu d’être sauvée. Alors qu’il suffisait d’un mot. Peut-être qu’au fond je voulais ?
Ca veut dire quoi ? Je peux aller loin comme ça... Et après tout je serai sauvée, je le sais. Je peux faire toutes les conneries, prendre des risques, je suis protégée. Alors fonce ! Je ne peux pas... J’ai peur quand même.. Peut-être qu’après, ils ne vont plus m’aimer? Peut-être qu’il y a un quota... Et que déjâ , j’ai grignoté mon joker. Peut-être que c’était la seule et unique fois ? Essaie quand même, tu verras bien. Oui mais j’ai peur. Profil bas. Je vais faire profil bas. Je vais me faire oublier.
Punaise, quand même, je lui doive la vie.
J’ai 21 ans.
Je suis étudiante â Paris. Week-end en famille. Repas du midi et une discussion légère. Mon frère me demande comment on fait pour se tailler les veines. Ah oui, ça je sais, ils disaient ça dans le film l’autre jour. Il faut faire comme ça, et surtout pas comme ça, et puis après tu fais ça, et ci, et ça, voilâ .
Retour â Paris, quelques jours d’une vie tranquille, sereine, pépère, tout va bien, je fais ce qui me plait, elle est belle la vie. Message sur le répondeur, ma mère veut me parler d’urgence, tiens! sa voix tremble un peu. J’appelle â la maison, pas de réponse. Au travail, non, ta mère est â l’hôpital, ton frère vient de s’ouvrir les veines. Mais il est sauvé.
Peut-être c’est de ma faute. Peut-être, j’ai failli tuer mon frère. Peut-être. Peut-être.
Comment je n’ai rien vu ?? Je lui devais la vie, et je n’ai pas su!!
J’ai mal. J’ai mal, et presque ça me fait du bien. J’ai le droit de sombrer, de m’effondrer, de pleurer. J’ai une vraie raison. J’ai mal, et je sais pourquoi.
J’ai mal, et je sais pourquoi. C’est la première fois.
J’ai tellement eu mal jusque-lâ , et sans savoir pourquoi, sans raison. Une douleur tenace, comme indélébile, qui va et vient, qui s’estompe, et reviens d’un coup, pour un rien, un tout petit rien, et ça devient le drame, la tragédie, et personne, pas même moi, ne comprend. Une ombre qui plane, qui plane.
Alors c’est bon, de mettre des mots de mettre une raison, de s’abandonner sans complexe, â la douleur, parce qu’il y a un fait, un évènement, qui la légitime. Alors je me vautre, je me love dedans, presque avec délices, parce que dedans il y a ça, et il y a tout le reste, que je ne comprends pas. Parce qu’enfin, enfin, je suis folle de douleur, mais je ne suis pas folle.
Parce que j’explosais, je me consumais dans cette douleur enfouie, cachée, inavouée, parce que pour rien. Et parce que s’il n’y a pas de raison, c’est que, ou je suis folle, ou je suis une mauviette qui pleure pour rien. Et que les autres eux, ils y arrivent bien, alors tais-toi, arrête de jouer la comédie, franchement, t’es pas mal lotie, arrête de te plaindre.
Oui mais j’ai mal et je ne sais pas pourquoi.
Alors j’attends le drame pour pouvoir pleurer. Alors je cherche le drame.
Commentaire CTAH
On est dans une situation d’enfance où les limites sont testées â travers le risque, des limites sans frein engendrant â la fois plaisir, peur de ne plus être aimé, culpabilité et dette. La douleur qui s’en suit durant des années est innommable et sans « raison », jusqu’au jour où l’environnement permet de la légitimer : le déclencheur ravive la faille émotionnelle - cognitive et légifère la souffrance pour la première fois, l’alimentant en retour…
Ainsi, ce témoignage très touchant montre des signes précoces de traits que l’on retrouve dans l’enfance de certaines personnes présentant une cyclothymie : L’absence de limites (qui pousse très souvent â leurs mises â l’épreuve) et la prise de risque, la culpabilité qui lui est inhérente ainsi que la recherche de drames externes pour exprimer les « failles » internes. Rappelons que dans la cyclothymie, la recherche de sensations et de nouveautés (Novelty seeking) est souvent associée â la dimension « évitement de nuisance » (Harm avoidance) source d’anxiété.