J’emmerde la nature et je remercie la science
31/12/2008
Témoignages > Se soigner
Il y a ce film de Solveigh Anspach, "Haut les coeurs", dans lequel Karin Viard interprète le rôle d’une jeune femme qui apprend successivement qu’elle attend un enfant et qu’elle a un cancer du sein. Où l’on nous montre comment le statut de "malade" nous change, comment les "autres" réagissent, et la relation faite d’amour et de haine avec le monde médical. J’aime beaucoup ce film que je trouve subtil dans l’expression et l’analyse de la complexité de ces situations.
Particulièrement cette scène, dans un salon de coiffure : un inconnu, regardant son ventre rond, l’interpelle joyeusement et lui demande si elle sait déjà où elle va accoucher, et lui dit que l’accouchement dans l’eau c’est génial, sa femme l’a fait, c’est naturel. A quoi elle répond : "J’accoucherai à l’hôpital, d’ailleurs j’emmerde la Nature et je remercie la Science."
Eh bien moi, c’est pareil, j’emmerde la Nature et je remercie la Science !
J’ai entendu dans ma vie des personnes, très bien intentionnées par ailleurs, me dire : "ne prends pas ces médicaments Juliette c’est du poison, c’est pas naturel", "c’est chimique, c’est pas bon, essaie les plantes, bois des tisanes, c’est naturel", "les psychiatres c’est des escrocs qui te font croire que si tu vas mieux c’est grâce à eux alors que c’est simplement que le printemps revient, c’est naturel", "c’est honteux de te prescrire des médocs à ton âge, c’est naturel de se sentir mal à 20 ans" ?
Mais ma nature, mon état naturel, au fait, c’est quoi ??
Juliette, au naturel, c’est de la merde, 100 % bio certifiée certes, mais de la merde
C’est la honte, la terreur, la culpabilité, la violence, la mélancolie, la haine, le désespoir, la paranoia, la détresse, les cris, la solitude, l’incompréhension, l’exclusion,
C’est me regarder, impuissante, agir, dire, penser, sans avoir le moindre contrôle. Un continuel bras de fer avec moi-même.
C’est la tempête dans ma tête, le tremblement de terre dans mon corps, le cyclône dans ma vie.
C’est un sentiment d’extrême agitation et de totale paralysie en simultané.
C’est une marionnette misérable qui tente pitoyablement de se débattre quand un esprit malin mal intentionné la dirige et lui fait faire tout et n’importe quoi dans tous les sens tout en se moquant d’elle HA HA HA
C’est perdre mon temps, dépenser une énergie folle sans obtenir de résultat. Toujours recommencer, réessayer, échouer encore. Rassembler mes forces pour me relever. Et retomber. Supplice.
C’est l’enfer pour mes proches, ceux qui sont encore là, qui ne sont pas partis et que je n’ai pas fuit. Alternance du sentiment d’être follement aimée à celui d’être délaissée, trahie, désaimée, raillée. Pour revenir ensuite en rampant de honte. Crises et conflits perpétuels.
C’est enfin ne jamais, jamais connaître le repos. N’avoir aucun moment de tranquillité, de quiétude. En avoir juste l’illusion en fumant des pétards ou en buvant.
Mais je ne suis pas pour autant naïve. Si j’ai connu des symptômes aussi furieux, c’est aussi que j’ai pris beaucoup trop de médicaments prescrits par des médecins qui à ma demande de soin répondaient par une maltraitance médicamenteuse. J’ai perdu des années précieuses, j’y ai laissé beaucoup d’estime de soi à être hors-la-vie et je suis devenue plus difficile à soigner.
Je sais donc dans mon coeur, dans mon cerveau et dans ma chair que la nature ne fait pas toujours bien les choses. Et je suis heureuse de vivre dans un pays et à une époque où je peux être soignée correctement. Car il est possible d’être soignée correctement, je le sais aujourd’hui, car je le suis.
Les "c’était mieux avant" et "c’est pas naturel", je les laisse à ceux qui pensent que sans son suicide, Marilyn n’aurait pas été Marilyn ou que si Faulkner avait soigné son alcoolisme et été heureux, "Le bruit et la fureur" n’existerait pas. Les aime-t-on si peu, pour leur souhaiter autant se souffrance ? Leur fait-on si peu confiance pour penser que leur talent tient à ça ? Et enfin, que vaut le bonheur de quelqu’un ?
Oui je suis soignée correctement, et je prends mes médicaments tous les jours. Ils sont dans leur boîte, sous mon lit.
Evidemment, lorsque j’ai été diagnostiquée et que j’ai compris que je devrais prendre des médicaments toute ma vie, j’ai été prise d’un sentiment de désespoir violent. Mais je ne me suis jamais trompée d’ennemie : mon ennemie, c’est ma maladie, pas mes pilules.
Est-ce qu’ils me changent ? Oui, bien sûr. Selon la molécule, je suis levée et active dès la première sonnerie du réveil le matin, ou je me réveille doucement. Je prends la parole en public avec aisance, ou le ventre noué. Je fais une descente au supermarché par jour, ou je regarde distraitement le paquet de gâteaux chez moi sans en avoir envie. A chaque nouvelle combinaison médicamenteuse essayée, je suis surprise de constater comment la chimie me change. C’est toujours une nouvelle leçon d’humilité, je suis bien peu de choses, en fin de compte. Et d’une certaine façon cela amène à une réflexion sur l’identité plutôt intéressante. ? Où suis-je là-dedans ? Qu’est-ce qui est moi, qu’est ce qui est le médicament ? C’est dérangeant, mais enrichissant.
Je me considère comme stabilisée, même si rien n’est parfait, s’il y a des choses qui déconnent encore, s’il y a des choses qui déconneront toujours et s’il faut mettre tout ça à l’épreuve du temps. Je me veux exigeante mais optimiste et positive, je prends tout ce que je peux prendre, et pour le reste, je fais avec ou sans.
Mais je suis vivante. Debout. J’aime. Je suis aimée. Et j’ai envie. D’aimer encore, de réaliser des choses, de découvrir, ou de choisir de ne rien faire, aussi. Et surtout, je me veux du bien.
Je travaille. Pour la première fois de ma vie, je travaille sans être la retardataire et l’absente. Sans avoir à me justifier. Sans que l’on me regarde du coin de l’oeil en ricanant. Je travaille incognito. Personne parmi mes collègues n’imagine que je prends entre 6 et 9 comprimés par jour pour être capable de fonctionner. Et ça m’amuse beaucoup.
Non, je ne suis plus celle que j’ai été. J’ai du mal à me reconnaître parfois. Petit à petit, je fais connaissance avec Juliette stabilisée.
Je ne fonctionne plus comme avant. Mon orthographe est devenue abominable, ma mémoire, minable. Je ne lis presque plus par difficulté à me concentrer, je suis devenue mauvaise en calcul mental. J’ai d’énormes besoins de sommeil. C’en est vraiment pénible.
Je me découvre des facilités relationnelles que je n’ai jamais eues auparavant, et mon nouvel entourage m’attribue des qualités que je ne me connaissais pas.
Je retrouve, étonnement, certains traits de personnalité qui remontent à l’adolescence mais que j’avais perdus pendant mes années de désordre, c’est surprenant et agréable.
J’ai abandonné certaines de mes passions, mes goûts on changé. Alors que j’ai religieusement écouté Radiohead en boucle, aujourd’hui c’est la musique electro pop qui remplit mes écouteurs. Et s’il est certain que pour ce qui est de la qualité musicale, j’ai un peu perdu, que je peux entendre que passer de Thom Yorke â Kylie Minogue, ça craint, personnellement je ne me plaindrai pas d’être passée de la musique mélancolique et introspective aux chansons gaies et rythmées. Ca n’a pas été un choix, ça s’est fait tout seul, je trouve ça très drôle.
Et je pense que je découvrirai d’autres changements de ce genre qui me feront bien rire. Ce qui me rendrait un peu triste, ce serait de ne plus aimer la tarte aux pommes. Mais je crois quand même que la Science a ses limites.
Je fais confiance. Je laisse venir, je regarde tout ça s’épanouir, et j’apprécie. Parce que telle que je suis aujourd’hui, je me sens si bien ! Et que je le vaux bien.
En conclusion, mon état trafiqué, dopé, chimiquement transformé, ma version toxique, c’est quoi ?
Juliette, scientifiquement modifiée, c’est une Fraise Tagada, une chanson de Madonna en format mp3, une connexion internet en ADSL qui fonctionne. Dans la Nature, ça n’existe pas, mais qu’est-ce que c’est bon?
And that’s the way I like it.
C’est pourquoi je remercie la Science? et les Scientifiques qui la pratiquent avec conscience!
