Quels sont les risques des anti-dépresseurs dans la bipolarité ?
30/09/2012
Auteur : Dr Hantouche
Bipo / Cyclo > Bipolarité adulte > Traitements
Virages thymiques et antidépresseurs
Les liens de causalité entre l’usage des AD et la survenue de virages ou l’accélération des cycles n’ont pas été clairement établis (Licht et al, 2008). Pour l’instant, les essais cliniques focalisés sur les risques potentiels d’usage des AD chez les bipolaires sont rares – et cela s’explique par des raisons méthodologiques – En effet, les essais sont élaborés pour chercher une efficacité et non repérer les effets adverses des anti-dépresseurs. Autres difficulté est de définir le « virage » et le différencier d’une rémission rapide de la dépression ou de faire la part entre un virage naturel ou un virage induit par le traitement. Pour cela, certains experts préfèrent d’utiliser le terme de « virage thymique émergeant au cours du traitement » à défaut de confirmer les liens de causalité.
En général, les virages sont plus volontiers observés avec les AD tricycliques et la venlafaxine qu’avec le bupropion (Zyban®) et les sérotoninergiques. Comme si les virages sont plus nets et fréquents avec les AD les plus puissants.
Est-ce qu’il existe un lien entre le virage et le type de bipolarité ? Les données disponibles sont en faveur d’un lien plus fort entre virage et le trouble BP-I (Bond et al, 2008) ; Mais est-ce suffisant pour autoriser plus facilité d’usage des AD dans le trouble BP-II ou la cyclothymie ? Dans mon expérience, je constate que les virages existent bel et bien chez les cyclothymiques et les BP-II mais en raison de la faible intensité des épisodes hypomaniaques (par comparaison aux manies), les virages liés aux AD ne sont pas répertoriés. De ce fait, les cyclothymiques sont plus exposés aux AD sans protection avec des thymorégulateurs.
Curieusement, deux études contrôlées n’ont pas montré de différences sur la fréquence de virages entre l’AD et le placebo !
En consultant les résultats des méta-analyses (Sidor et MacQueen, 2011 ; Vasquez et al, 2011) on retient que :
Rien n’est certain pour prédire la survenue d’un virage (hypo)maniaque. Cela dit, on remarque que le virage survient plus volontiers dans les cas avec
Est-ce la faute aux AD ou s’agit-il de formes particulières de bipolarité ayant une évolution plus complexe avec tendance à l’instabilité ? (Undurraga et al, 2012). On peut également penser que la survenue de virage sous AD est un critère de bipolarité (Dumlu et al, 2011). Tous les dépressifs ne virent pas sous AD et le virage signifie une certaine vulnérabilité bipolaire. On peut ainsi admettre que la responsabilité des AD est partielle – Ils ne transforment pas les dépressifs en bipolaires mais dévoilent une tendance génétique vers la bipolarité (Biernacka et al, 2012).
Selon R Fieve (livre sur Prozac, paru en 1994), certains critères sont prédictifs d’une réponse « spectaculaire » au Prozac® :
Curieux, de constater que le terme de « cyclothymie » ne figure pas sur cette liste, alors que les indices de tempérament et familiaux sont assez évocateurs. Par ailleurs, cette liste peut très bien être appliquée à la majorité des antidépresseurs. Mais c’est le succès du Prozac®, premier antidépresseur sélectif de sa famille qui lui a valu une telle attention !
Dans certains cas, la dépression sous antidépresseur ne présente de virage mais évolue vers un état mixte avec tension intérieure, une agitation, des colères, une hyperactivité stérile (sans les signes typiques de l’hypomanie). La majorité de nos patients cyclothymiques a expérimenté ce genre d’effet péjoratif des AD – Pour cela, ne faut-il pas tenir compte, en plus du virage, des autres conséquences des AD sur l’intensité de la dépression, sur la durée (évolution vers la chronicité), et sur la formation des épisodes mixtes. Ce qui est désigné par le syndrome « ACID » (Antidepressant-associated Chronic Irritable Dysphoria ») ou le syndrome de dysphorie irritable associée aux antidépresseurs, décrit par El-Mallakh et al. (2008). La survenue de telles transformations doit imposer la baisse de l’AD (éviter les arrêtes brutaux) et le dépistage de la bipolarité, même dans ses formes les plus discrètes. Souvent dans ces cas, on retrouve une histoire familiale de troubles appartenant au spectre bipolaire.
Accélération des cycles et antidépresseurs
Est-ce que les AD sont-ils capables d’induire une accélération des cycles (augmentation de la fréquence des épisodes) ? Les enquêtes observationnelles et rétrospectives sont en faveur de cette complication (Wher et Goodwin, 1979). Ce phénomène semble plus net dans les cas avec cycles rapides qui présentent plus d’épisodes sous AD au long cours par comparaison aux cas sans cycles rapides. D’autres experts font le lien entre la durée d’exposition aux AD et la survenue de ce phénomène de déstabilisation. C’est ce qu’on observe au CTAH !
En regardant de près ces études, je pense qu’il serait judicieux d’affiner la nature de la bipolarité avant de conclure aux effets délétères des AD. Par exemple, une bipolarité instable (comme la cyclothymie) est plus à risque d’être déstabilisée par les AD qu’une bipolarité épisodique (avec des intervalles libres). Peu d’études tiennent compte du profilage clinique et phénoménologique de la bipolarité ainsi que de l’observation des effets des AD au long cours.
Risque suicidaire et antidépresseurs
Une autre question importante qui fait également débat : les AD sont-ils responsables d’une augmentation du risque suicidaire chez les bipolaires ?
Les études rétrospectives montrent clairement que les conduites suicidaires chez les patients traités avec AD sont plus fréquentes par rapport aux patients traités avec thymorégulateurs seuls ou avec la combinaison des deux (Yerevanian et al, 2007 ; Pacchiarotti I et al, 2011). La survenue de conduites suicidaires chez des dépressifs bipolaires sans idées suicidaires avant traitement peut être expliquée par d’autres facteurs (que le simple fait d’instaurer un AD) : niveau de réactivité émotionnelle, présence de tentatives antérieures et sévérité de l’épisode... Cela dit, plusieurs études cliniques ont montré que ces facteurs sont plus fréquents chez les dépressifs cyclothymiques, donc nécessité d’une vigilance extrême quand il s’agit de prescrire des AD à ces patients (Rihmer et Gonda, 2011). La tendance à osciller entre les hauts et les bas signifie plus de risque de réagir de manière excessive aux AD avec levée de l’inhibition et activation psychomotrice qui peuvent faciliter les passages à l’acte suicidaire.
Même si la causalité entre prise d’AD et risque suicidaire ne paraît pas évidente selon les études (d’ailleurs aucune étude n’a été établie avec la méthodologie adaptée pour explorer ce lien), nous sommes convaincus que l’ensemble des effets délétères des AD ne peuvent pas être imputés directement au simple usage des AD. Ce qui compte en réalité c’est la réactivité des patients aux psychotropes. Donc, il est très probable qu’une catégorie de dépressifs BP soit plus sensible aux effets des AD : tendance à manifester plus d’épisodes mixtes, à être plus activés et agités, donc à devenir plus impulsifs avec des conduites suicidaires ou d’automutilation... Dans ce contexte, nous revenons sur la place fondamentale des tempéraments affectifs et leur impact sur la clinique de la bipolarité et la réactivité aux psychotropes. Les cliniciens doivent être extrêmement vigilants avec ce sous-groupe avant de prescrire des AD (Akiskal et al, 2005).
Références
