La table voisine
1/01/2009
Témoignages > Scènettes de vécu bipolaire
Au resto, il y a le menu, les serveurs, la porte d’entrée, les toilettes, la musique, la lumière, la sauce salade, et les voisins.
Il est complet, comme tous les vendredis soir ou samedis soir. Evidemment, attendre fait partie de la règle. Une règle qui s’est simplifiée depuis la désertification de gré et de force de la cigarette des lieux de rendez vous gourmand, tout s’est réduit en un seul espace, aérien. La fumée ,elle, ne fait pas de différence, sans-gêne elle occupe tout l’espace, et comble de l’impolitesse elle s’incruste jusque chez soi , empestant les vêtement et les cheveux .
Après avoir vainement cherché une table de secours, autre que celle située devant la porte de sortie, on capitule pour celle qui est coincée entre les toilettes et la table voisine. Une fois la longue déception oubliée avec le plat du chef épuisé ce soir, nous décidons d’un menu. Je me renfrogne lorsque j’entends la musique d’ambiance qui semble avoir, comme la table voisine, bue un coup de trop et s’emballe dans des rythmes chahuteurs.
La soirée s’annonce mal. Chaque instant m’offre l’occasion de stimuler ma mauvaise humeur. Cela fait deux mois que mon agenda réservait la date des retrouvailles avec mon amie de Toulon. Déjâ gâchées!
C’est sûr, il y a du monde un samedi soir, quoi de plus normal. Mais j’ai parfois la consternante impression que le cuisinier fait un tirage au sort, et je m’indigne de voir virevolter les plateaux d’assiettes fumantes autour de moi , et pourtant, je le jurerais ….ces personnes sont arrivées après nous. La salade, fumante elle aussi, se glisse devant moi en évitant maladroitement la porte des toilettes qui s’ouvre et le voisin qui se lève.
Mon amie s’amuse de l’ambiance et converse de sa nouvelle vie et de tout ce qui lui manque ici.
Dans un brouhaha qui me range définitivement dans la catégorie des sourds, je souris poliment. Pendant la conversation, je hoche la tête et l’encourage â continuer. J’accompagne notre échange de 2 ou 3 mots signifiant que je suis toujours avec elle, et je prends garde de ne pas me trahir en m’étranglant avec l’épaisse vinaigrette de ma salade, je rugis intérieurement. Je déteste la vinaigrette!
Nerveusement, je me sers â boire, d’un trait j’avale mon eau, que je ressers plusieurs fois d’affilé. Mes mains positionnent chaque objet en les alignant â la juste place en évitant soigneusement les lignes dessinées de la nappe. Comme souvent, lorsque tout devient incontrôlable, je compte intérieurement en observant ce qui se passe â chaque fois que j’arrive au nombre fixé. Quelqu’un va sortir des toilettes au compte de 10, oui ! â 4 quelqu’un va appeler le serveur pour payer, non, c’était pas ça, et je compte combien de temps va mettre la table du fond â se lever pour que les nouveaux clients puissent s’installer… Il fait si chaud, j’ai besoin d’air. Mis â part le tapage environnant, je me dis que je maîtrise la situation grâce â la pratique de la méthode coué « je suis maître de la situation, je le veux », trichant avec ma colère prête â exploser pour un plat qui met des heures â venir.
L’amie me sourit, elle vient de me demander si j’étais libre le mois prochain. Attendant ma réponse, elle cesse de parler et attend. ; je prends brusquement conscience de mon agitation intérieure, je réalise, gênée, avec quelle précision mes verre et couverts s’alignent, que ma serviette est pliée et presque repassée par mes soins. La réponse se précipite et mélange les mots entre eux, alors je reprends â la vitesse inférieure, organisant méthodiquement la venue des mots posément et intelligiblement.
Zen… Quoi de plus banal que d’être assis lâ , au restaurant. C’est si sympa d’être ensemble.
Pas vraiment non, je veux bouger, me lever, sortir, respirer, ça bourdonne, les sanglots montent â la gorge et m’étouffent. La tristesse pèse de tout son poids, ça me ferait du bien de céder et m’effondrer en pleurs. Ce n’est ni le lieu , ni le moment, juste celui du sourire léger de circonstance. Je trouve encore de l’énergie pour ça.
Les voisins de table continuent de trinquer leur apéritif et de rire de tout leur saoul. â?a ne les dérange pas eux, de ne pas manger? D’être servi après nous ? Mais comment fait-on pour se sentir bien ?
Le plat est enfin servi, le soulagement est de taille. La nourriture me tranquillise et insonorise mon tintamarre corporel, efficace comme un calmant qui bloque une douleur lancinante et la fait oublier. Je dévore toute mon assiette, manger est un réconfort. Son pouvoir magique stoppe tous les courants obscurs qui débordent, chargent mon thorax et me serrent la gorge.
Aussi performantes qu’un massage relaxant, les bouchées volumineuses, font ployer les tensions, s’engouffrent et s’imposent massivement dans tout l’espace, engloutir me réjouit au point d’en oublier les saveurs des légumes et céréales parfumées et épicées que j’aime tant. J’ai la sensation d’avoir trop mangé, je bois beaucoup, avaler me rassure, je me sens presque bien.
â?a va maintenant, je lui confirme que je pourrais venir la voir dans deux semaines.
Je constate que mes voisins de table sont finalement servi, des plats moins copieux et appétissants que le mien, et ils ont toujours le sourire.
Les lumières tamisées des bougies me manquent, j’aime leur douceur et l’atmosphère qu’elles installent. Vivement que je rentre chez moi, j’écouterai Louis Armstrong jazzer mon morceau favori, wonderful world. Retrouver ma bulle, m’envelopper dans mon cocon et souffler, déposer les armes, et faire la paix avec moi même. Etre bien, peut être….