Prise en charge psychologique de la dépression bipolaire
25/11/2012
Auteur : Melle Majdalani
Bipo / Cyclo > Bipolarité adulte > Traitements
La thérapie d’une dépression bipolaire constituerait, pour les professionnels de la santé mentale, un véritable défi. Les experts des troubles bipolaires sont favorables à une prise en charge globale (tenant compte de l’ensemble du trouble bipolaire et du tempérament affectif qui lui sous-tend) et pluridisciplinaire (incluant psychoéducation, psychothérapie et traitement chimique).
Comme ils ont souligné l’importance du lien entre les différentes polarités (dépressives et hypomaniaques/ maniaques), un épisode thymique ne peut être traité efficacement (notamment si l’on vise une stabilisation à long terme), s’il est ciblé de manière isolée. D’où l’importance d’une anamnèse explorant spécifiquement :
L’instauration d’un traitement pharmacologique
Dans le traitement de la dépression bipolaire, le recours à un traitement pharmacologique est souvent complémentaire à la psychothérapie. Il améliorerait, notamment en phase aigue, l’adhésion du patient bipolaire à des méthodes psychothérapeutiques, nécessitant une participation active et une certaine discipline.
Il peut s’avérer indispensable, notamment en phase mixte quand le patient se plaint par exemple :
Son instauration a ainsi pour objectif (à court, moyen et long terme) de cibler et de stabiliser l’humeur dans sa polarité dépressive (mais également dans sa double polarité), de réduire l’impulsivité, d’éviter les passages à l’acte suicidaire et d’aider le sujet à mieux contrôler ses pensées et émotions.
De manière générale, il est préconisé d’intervenir assez tôt pour stabiliser l’humeur. Cela permet une meilleure efficacité de la prise en charge thérapeutique (Hantouche, 2006).
La psychothérapie comportementale et cognitive
La TCC peut être très utile pour apprendre à mieux comprendre et contrôler ses propres réactions autant émotionnelles que comportementales, en rapport avec les facteurs déclenchants (modifiant l’humeur en la basculant dans une dépression ou en la propulsant vers une polarité maniaque ou hypomaniaque) ; d’où son intérêt et son efficacité, aussi bien en individuel qu’en groupe.
Les différentes étapes de la TCC sont développées ci-dessous. Cela dit, quelque soit la démarche psychothérapeutique adoptée, D. Lam recommande d’y aller progressivement et d’éviter de pousser rapidement à des changements, au risque que le patient développe une résistance et arrête la thérapie. De plus, la place de la maladie dans l’identité du patient est un élément majeur à travailler surtout quand le trouble est de longue date.
1. Constituer une anamnèse complète, spécifique de l’humeur
Avant le démarrage de la psychothérapie et dans l’objectif d’améliorer son déroulement, certaines informations sont nécessaires à obtenir :
2. La primauté du Traitement psycho-éducatif (en individuel ou en groupe)
Informer le patient sur la nature de son trouble représente une intervention extrêmement importante dans la thérapie des troubles bipolaires.
Le patient est invité à devenir un partenaire actif de son traitement pour prévenir les rechutes et apprendre à gérer les signes précurseurs et le stress. La mauvaise observance thérapeutique aggrave lʼévolution à long terme de la maladie. L’adhésion est d’autant plus difficile que le traitement est sur le long cours, les effets secondaires non négligeables (chutes de cheveux, prise de poids etc.) et que les périodes euthymiques sont associées à la guérison et ipso facto induisent l’arrêt de la médication.
Ainsi, la prise en charge commence par intégrer la psychoéducation comme étape primordiale pour favoriser l’identification des symptômes (surtout ceux annonciateurs de rechute), pour optimiser lʼobservance médicamenteuse et pour expliquer l’intérêt d’adopter un mode de vie (heures de sommeil et de travail régulières, abstinence de drogues etc.) qui favorise la stabilité.
3. Les principales composantes du modèle cognitivo-comportemental (en individuel ou en groupe)
3.1 Comprendre le trouble bipolaire comme un trouble à multi facettes
Le trouble bipolaire est par définition composé de plusieurs facettes de l’humeur qui sont liées entre elles mais qui sont généralement perçues de manière isolée.
Comme beaucoup de patients bipolaires, Jacques exprime le désir de « sauvegarder l’hypomanie », voire de la provoquer. « C’est uniquement la dépression qui me pose problème, l’hypo, j’adore ; surtout, je ne veux pas y toucher ; c’est trop bien », « Je sollicite votre aide pour faire en sorte qu’elle se produise plus souvent ».
Lier les épisodes dépressifs à l’hypomanie représente un élément très important dans la TCC. La majorité des patients comprend ce lien intellectuellement mais son application pratique demeure plus difficile. Les bénéfices de l’hypomanie sont très précieux au patient, notamment quand il s’agit de compenser un épisode dépressif.
« Ca me permet de rattraper, en un temps record, les dossiers qui s’empilent sur mon bureau » affirme Paula.
La technique des « coût et conséquence » permet de prendre conscience des conséquences négatives à long terme, sur la vie affective, sociale, familiale et professionnelle. Ainsi, les patients sont encouragés à se fixer une tâche où ils répertorieront les bénéfices d’être hypomaniaque ainsi que les coûts et les conséquences générés par l’ensemble des épisodes et expériences passées.
3.2 Le respect des rythmes circadiens
Les horloges biologiques des bipolaires sont assez sensibles, Les études ont montré qu’une rupture de rythme (notamment les décalages horaires) était susceptible de déclencher des épisodes thymiques (maniaques ou dépressifs), d’où l’intérêt de la régulation des rythmes sociaux, à travers le comportement quotidien :
3.3 Le repérage des prodromes
D. Lam décrit 3 stades de prodromes relatifs à l’hypomanie et à la dépression :
Le stade précoce (ou signes précoces), le stade intermédiaire et le stade avancé. Il suggère dans un travail plus poussé, d’élaborer un modèle individualisé de prodromes (au niveau du comportement, de l’émotion/de l’humeur et des cognitions).
Ci-dessous un exemple personnalisé des prodromes dépressifs de Serge
A- Signaux de dépression de Serge à un stade précoce (une semaine)
Emotionnels et physiques | Comportementaux | Cognitifs |
Je suis fatigué le matin Je me sens ralenti le matin, mais dès que je mets à travailler, la machine est relancée | Je me traîne le matin J’arrive en retard au travail (1h) J’achète du Nutella Je soupire souvent | Est-ce que ce travail est vraiment fait pour moi ? Je ne suis pas assez épanoui dans mon travail, comme le sont mes amis et certains de mes collègues |
B- Signaux de dépression de Serge à un stade intermédiaire (deux semaines)
Emotionnels et physiques | Comportementaux | Cognitifs |
Au réveil, j’ai la flemme Je n’ai pas envie de me lever du lit J’ai du mal à me lever du lit Je suis triste le matin alors que je n’ai aucune raison de l’être Je fais des efforts pour me concentrer, on dirait que je suis ailleurs J’éprouve des difficultés à prendre des décisions Je sens comme un vide en moi Je suis irritable avec les collègues Rien ne m’intéresse Je me sens étranger au malheur ou bonheur des autres J’ai peu d’appétit Tout me demande un effort Je suis à fleur de peau, hypersensible aux commentaires des autres Ma confiance en moi diminue | Je mets des heures à terminer mon travail Je prends mon courrier mais je le dépose sur mon bureau sans l’ouvrir Je mange du Nutella au pot, à la cuillère Je procrastine : je reporte à demain les courses, la vaisselle, la sortie des poubelles J’annule les sorties prévues (par appel téléphonique) Je ne me douche pas avant de sortir bosser Je ne mange plus avec mon collègue (je prétexte des trucs à faire) Le week-end, durant la journée, je reste devant la télé Le soir, je passe de longues heures sur mon ordi (plus de 2h de temps) Je grogne Je ne fais plus le monitoring Je dors plus longtemps le matin J’ai du mal à m’en dormir le soir Je m’endors sur mon canapé la télé en marche, les lumières allumées, le cendrier rempli de mégots à proximité | Mon esprit est plus lent que d’habitude Je suis ralenti, le monde semble allé vite et moi je ne suis pas dans la course Je me fais du souci pour l’avenir Je sais que ce n’est pas bien mais je m’en fous Je m’en fous, je suis bien chez moi Le boulot, c’est chiant A quoi bon aller mieux, tu ne peux pas te contenter de ce que tu as ? |
C- Signaux de dépression de Serge à un stade avancé (deux semaines)
Emotionnels et physiques | Comportementaux | Cognitifs |
J’ai envie de rien Je suis déprimé Je n’ai plus aucun intérêt, tout me semble futile Je ne sais plus ce que le plaisir signifie Je n’ai même plus envie de manger du Nutella Je n’ai même plus d’énergie pour me lever du lit, c’est une tâche impossible Je n’ai même pas le courage d’appeler mon psy ou de lui envoyer un mail J’ai envie de disparaître de la surface de la terre | J’appelle le travail pour dire que je suis malade et je reste sous ma couette Je n’ouvre plus ma boîte aux lettres (une semaine de retard) Je ne sors plus les poubelles (mes corbeilles débordent) je ne fais plus les courses (mon frigo est vide) Je ne vais pas à mes rdv, prévus à des moments où je me sentais bien, je ne les annule même pas Ou J’annule en envoyant un sms et je coupe mon portable sans attendre la réponse Je ne mange plus Je reste plusieurs jours sans prendre ma douche Je reste en jogging pourri plusieurs jours Je n’ouvre plus les volets Je reste devant la télévision à regarder défiler les images Je débranche le téléphone de la maison J’évite tout contact humain | Il m’est impossible de me concentrer sur quoique ce soit Je broie du noir Je rumine Je suis nul J’en ai marre Je m’en fous Ca m’emmerde Putain de dépression Comme si le monde n’existe plus, seul existe mon lit, ma couette et ma dépression de merde De toutes façons, je n’ai rien à manger, à quoi bon manger Je ne m’en sortirai jamais Je suis le bipolaire le plus grave de la planète Je fais un boulot de merde Ma carrière est foutue Rien ne marche pour moi J’ai toujours des problèmes Personne ne voudra de moi, je n’ai même pas de copine, Mes amis ne se préoccupent plus de moi Je déçois et fais souffrir mes parents |
Après l’identification des prodromes des différentes polarités, étape sine qua non dans la prévention des rechutes, Lam propose également et d’apprendre à distinguer entre une fluctuation de l’humeur adaptée à l’environnement et un prodrome qui signe l’arrivée d’un épisode.
Cet apprentissage se fait notamment à travers la technique du Monitoring de l’humeur. Ce dernier permet de repérer les activités, les pensées et les croyances sous-jacentes, susceptibles de déclencher des épisodes thymiques. En amont, un apprentissage de la distinction entre les fluctuations « normales » ou adaptées et les fluctuations pathologiques est effectué :
L’humeur évolue sur une échelle qui va de -10 (Dépression) à + 10 (Hypomanie/manie), la norme se situant entre (-5) et (+5), avec >5 = signes précurseurs d’hypomanie et < 5 = signes précurseurs de dépression.
Or, accepter que les premiers signes maniaques ou hypomaniaques (contrairement à une bonne humeur) fassent partie de la maladie, est souvent difficile, surtout après une période de dépression. L’hypomanie (dans sa version « soleil ») est généralement très bien accueillie tant elle est agréable et attendue pour compenser l’épisode dépressif. Elle est même souvent recherchée voire provoquée. C’est généralement à travers la technique des bénéfices et des coûts qu’il est possible d’examiner, à travers une analyse rétrospective des épisodes antérieurs, les conséquences dune telle expérience.
3.4 Mieux contrôler sa vie émotionnelle et thymique
En élaborant des stratégies pour faire face aux dérèglements de l’humeur :
En conclusion, toutes les étapes décrites ci-dessus (qui tiennent compte de l’ensemble des facteurs qui ont contribué à la genèse et au renforcement du trouble bipolaire), sont indispensables pour anticiper l’évolution du trouble bipolaire.
Revue de la littérature scientifique
Il existe différentes psychothérapies du trouble bipolaire, qu’elles soient pratiquées en individuel ou en groupe, comme la thérapie cognitive et comportementale, la psychoéducation, la psychothérapie des rythmes sociaux et la psychothérapie interpersonnelle. La majorité de ces thérapies vont au-delà de l’encouragement à l’adhésion pharmacologique et de l’information sur la nature du trouble.
Ci-dessous un tableau qui retrace les publications de ces 3 dernières années, relatives aux psychothérapies du trouble bipolaire, mettant l’accent sur les essais contrôlés randomisés.
Auteur | Echantillon | Technique | Durée du suivi et principaux résultats |
Castle et al. (2010) | 84 patients BP I ou II | Intervention psychosociale en groupe (12 semaines de 90 min + 3 séances de booster) vs groupe traité comme d’habitude | 12 mois - moins de rechutes - moins de temps global à être malade |
D’Souza et al. (2010) | 58 patients BP I ou II | 12 séances de 90 minutes pour les patients et conjoints (améliorer et augmenter les habiletés pour mieux gérer la maladie) vs groupe traité comme d’habitude | 60 semaines - moins de rechutes - allonger le délai pour les rechutes (11 semaines moy.) - scores plus bas (au terme de l’étude) sur l’échelle de manie (YMRS) |
da Costa et al. (2010) | 41 patients BP I ou II | TCC en groupe (14 séances de 120 min) +pharmacothérapie vs Pharmacothérapie seule | 6 mois post traitement - des scores moins élevés en manie, dépression et anxiété - diminution de la durée et de la fréquence des épisodes thymiques |
Gonzalez-Isasi et al. (2010) | 20 patients BP I ou II (réfractaires) | Traitement psychosocial (TCC en groupe ; 13 séances d’une 1,5h) et pharmacothérapie vs pharmacothérapie seule | 6 et 12 mois - pas de différence significative dans le nombre de rechutes - différence significative dans le fonctionnement global (en fin d’étude) |
Gonzalez-Isasi et al. (2010) | 40 patients BP I ou II (réfractaires) | Traitement psychosocial (TCC en groupe ; 20 séances d’une 1,5 h) et pharmacothérapie vs pharmacothérapie seule | 6 et 12 mois - moins d’hospitalisations - des taux plus faibles de dépression, d’anxiété, d’inadaptation et de manie, après 12 mois |
Lobban et al. (2010) | 96 patients bipolaire I ou II avec 23 soignants | Formation de l’équipe médico-psychologique du secteur dans la prévention de rechute | 48 semaines - Intervention de l’équipe plus rapide (majoration en moyenne, de 8,5 semaines) |
Perlick et al. (2010) | 46 membres de famille de patients BP I ou II | Intervention cognitive et comportementale focalisée sur la famille (12 à 15 séances de 45 min) vs psychoéducation par vidéo (jusqu’à 12 séances) | Evaluation au terme de l’étude (pas de suivi) - chez les proches soignants, diminution des symptômes dépressifs avec réduction des conduites à risque - chez les patients, réduction des scores de dépression et de manie |
Gomes et al. (2011) | 50 patients BP I ou II | 18 séances de 90 min de TCC en groupe vs groupe traité comme d’habitude | Minimum 12 mois - délai moyen de rechute plus long (66 semaines vs 48 semaines dans le groupe contrôle) |
Madigan et al (2011) | 47 soignants de 34 patients BP-I | 3 groupes psychoéducation en groupe pour les familles MFPG (5 séances de 2 heures) vs thérapie de groupe focalisée sur la solution des problèmes SFPG (5 séances) vs traitement comme d’habitude | Sur des années (au moins 2 ans) Pas de différence entre MFPG et SFPG, mais avantages par rapport au gr. contrôle sur la connaissance du trouble, la réduction de détresse et fardeau + meilleure qualité de vie |
Malgré les limites et l’hétérogénéité des études, un résultat constant est observé : quelque soit la méthode ou technique utilisée, elle s’avère plus efficace que les traitements usuels (comme d’habitude).
Cela dit, les études ne nous livrent pas les réponses aux questions comme :
Ce qui est intéressant c’est la mise en place de thérapies qui s’intéressent aux soignants (proches et professionnels) dont le but est de limiter les conséquences « naturelles » du trouble bipolaire sur l’entourage, qui sont, à leur tour, péjoratives pour le pronostic du patient. Par exemple, dépression, résignation, pessimisme, abandon des soins, mauvaise qualité de vie, contre-transferts négatifs… sont des cibles pour ces thérapies nouvelles.
On aura l’occasion dans d’autres dossiers sur le site du ctah-recherche de détailler un peu plus ces méthodes et les commenter.
La psychothérapie de la dépression mixte
En plus des pratiques comportementales et cognitives spécifiques à la dépression plus classique et de l’adaptation du traitement pharmacologique, le patient est invité à contrôler son environnement :
Références bibliographiques
anti-dépresseur et bipolarité
Dépression à potentialité bipolaire
Dépression pure ou bipolaire : débusquer les hypomanies
Rythmes circadiens et bipolarité
Lʼimportance du sommeil dans la stabilité du trouble
Psychoéducation
Bipoéducation ou Psychoéducation
12 : La psychoéducation, mon plan de salut
