La cyclothymie : trouble difficile à voir et à explorer
31/12/2007
Bipo / Cyclo > Bipolarité adulte > Cyclothymie
bilan clinique initial au CTAH
Il me semble tout d’abord important de situer le contexte dans lequel vit la patiente. Elle habite seule, n’a pas de petit ami (pas de relation "normale" depuis 2001), et à l’impression de se "protéger des hommes". Les relations avec ses parents sont difficiles. Ils sont divorcés et la mère de la patiente s’est remariée avec un homme qui aurait eu une attitude sexuellement ambiguë envers la patiente (cf. antécédents personnels). Les conséquences de cette situation ont notamment amené la patiente à couper les liens avec sa famille maternelle.
Aujourd’hui, la principale plainte de la patiente repose sur des comportements alimentaires anormaux. Elle ne sait pas exactement quand ils ont commencé, mais toujours actuellement, elle fait des crises de boulimie avec ingestion de grandes quantités de nourriture en peu de temps. Elle ne peut pas contrôler la quantité qu’elle mange. La patiente ne se fait pas vomir, mais elle a des comportements visant à compenser la prise de poids : régimes draconiens (elle arrête de manger) et augmentation de la pratique physique (3h de footing par semaine). L’importance de ces crises peut aller jusqu’à l’envie de vomir (sans y arriver), elle s’allonge sur son lit en ayant l’impression "d’exploser". Elle dit que l’opinion et l’estime qu’elle a d’elle même sont très dépendantes de son poids. Elle a l’impression que les gens ne voient qu’une chose dans la rue : qu’elle est grosse. Ces crises apparaissent souvent le soir, lorsqu’elle est seule chez elle et n’a pas de sortie de prévue.
La patiente décrit des fluctuations de cette boulimie : de 1999 à 2001 elle ne mangeait qu’une fois pas jour. Son état émotionnel semble avoir une influence sur son comportement alimentaire : lorsqu’elle est amoureuse et "bien", ou à l’inverse déprimée, elle ne mange presque plus alors que quand elle est seule elle fait des crises de boulimie.
Comorbidité(s) psychiatrique(s) : des épisodes dépressifs majeurs sont relevés depuis 6 ans environ. La patiente décrit aussi des périodes d’hyperthymies (infracliniques au MINI).
Les épisodes dépressifs sont principalement caractérisés par une tristesse exprimée et une anhédonie, une perte de poids et des idées noires importantes qui vont aller jusqu’à l’acte, avec une tentative de suicide en 2001 (médicaments). Lors de cette première dépression, la patiente pleurait tout le temps, n’arrivait pas à dormir et ne mangeait presque plus. Elle souffrait notamment d’une rupture amoureuse. 2 ans plus tard, elle souffre de nouveau de dépression, mais arrive tout de même à continuer de travailler.
Le dernier épisode dépressif majeur a eu lieu en 2007 (durant l’été). Elle a fait 4 tentatives de suicide (médicaments) et a été hospitalisée 3 semaines dans une maison de santé.
Entre ces périodes dépressifs, la patiente relate des épisodes d’hyperthymie. Elle dit être très sensible au contexte et peut être particulièrement enjouée dans les mariages, les fêtes, etc. ces "pics d’euphorie" sont de moins en moins fréquents avec le temps. Ces périodes sont d’ailleurs confirmées par le score au questionnaire d’hypomanie.
Antécédents psychiatriques personnels : je note des consommations de substances et d’alcool. L’abus d’alcool est assez régulier et a surtout débuté en même temps que le premier épisode dépressif majeur. Elle s’alcoolisait fortement en soirée, environ 2 à 3 fois par semaine. Elle raconte des trous de mémoire, des comportements dangereux ou inhabituels (comportements sexuels risqués : sans protection ou avec un inconnu). Souvent cette consommation d’alcool était accompagnée de drogues. Le cannabis était consommé tous les soirs (avant la première dépression) et la cocaïne environ tous les mois.
Aujourd’hui la consommation d’alcool et de drogue reste plus occasionnelle et surtout moins intense, mais présente (environ ivre 1 fois par semaine / consommation de 3-4 joins par semaine).
Depuis l’âge de 15 ans, la patiente fait des cauchemars où elle est très agitée la nuit, gémit, crie. Elle rêve de scènes de violence. Il faut dire que son beau-père la frappait, la tirait par les cheveux, la harcelait verbalement...
Antécédents familiaux : la mère de la patiente a souffert de dépression dans le passé. Une tante maternelle est probablement décrite comme cyclothymique et une autre comme ayant souffert de dépression.
Du côté paternel, la grand-mère aurait une tendance dépressive.
Traitements passés : Lysanxia ; Anafranil ; Risperdal (ça l’"assommait") ; Rivotril.
Bilan sur les échelles
- Tempérament cyclothymique (21) = 16 (score seuil de 10 ou +)
- Auto-questionnaire d’hypomanie (20) = 13 (score seuil de 10 ou +)
- HAD Score Anxiété (21) = 11 (score seuil de 8 ou +)
- HAD Score Dépression (21) = 6 (score seuil de 8 ou +)
L’Humeur actuelle est légèrement anxieuse et non dépressive. Au niveau de l’humeur, la patiente décrit des fluctuations quotidiennes qui sont gênantes. Elle me dit être "tout dans l’excès", c’est "super contente" ou "super pas bien". Elle est particulièrement sensible au rejet et surtout aux émotions. Elle dit aussi être très dépendante du contexte environnemental, qu’il soit positif ou négatif. Le score au questionnaire de cyclothymie et les symptômes de la patiente sont en faveur d’un tempérament cyclothymique.
Une cyclothymie non repérée
Il n’est pas rare que la cyclothymie puisse évoluer pendant des années sans être repérée par les cliniciens.
C’est la bipolarité "invisible".
Quelles sont les raisons pour expliquer un tel constat :
Ecole psychanalytique : anti-cyclothymie
De plus, les mentalités et les croyances des psychiatres sont dominées encore par les écoles psychanalytiques et sociales qui négligent totalement la place des tempéraments et le spectre des troubles de l’humeur ; p. ex. Freud n’a rien écrit sur la cyclothymie malgré la fécondité des écrits de son époque sur ce sujet. On peut par ailleurs ajouter l’influence de certains événements historiques, comme lors de la deuxième guerre mondiale : confondre tempérament et facteurs génétiques légitimant l’exclusion raciale et l’homophobie.
Pour toutes ces raisons, la cyclothymie n’a pas été identifiée comme un trouble spécifique de l’humeur. Un nombre non négligeable de cyclothymiques entendent leurs médecins dire "c’est juste votre personnalité", "vous êtes quelqu’un de sensible", "c’est normal que vous présentez des hauts et des bas".
En fait, la cyclothymie représente une forme clinique plus complexe que le trouble BP-II classique (alternance dépressions et hypomanies). Sa configuration clinique combine des troubles dans les domaines des troubles de l’humeur (dépression, instabilité, hypomanie irritable, état mixte), de l’anxiété et de l’insécurité (obsessions, anxiétés sociales et panique, souci de l’apparence) et des conduites avec un dérèglement du contrôle des pulsions (impulsivité, abus de substance, boulimie, passages à l’acte ). Dans ce sens, la cyclothymie est plus qu’un trouble bipolaire ; elle est volontiers "multipolaire".
Ce qui rend la cyclothymie invisible signe en même temps sa spécificité
Les facteurs contribuant à lʼ"invisibilité" de la cyclothymie sont en même temps les marques caractéristiques de la cyclothymie :
Conclusion
Pour ces raisons, les médecins doivent être avertis des caractéristiques de la cyclothymie, sinon ils seront incapables de la repérer à moins que le patient manifeste un épisode d’hypomanie induit par un traitement initié par le médecin. Mais à ce stade, la cyclothymie a déjà fait un long chemin de complications et de souffrance, auxquels vont s’ajouter les effets délétères des antidépresseurs.
Enfin, ce post montre l’importance des bilans cliniques systématiques et structurés pour porter le bon diagnostic
