L’histoire extraordinaire d’une jeune femme bipolaire
31/12/2008
Témoignages > Bipolarité
Je ne sais pas quand ça a commencé exactement, mais je sais que j’étais au courant au début des années 80 ; elle avait 16 ou 17 ans, c’était aux alentours de mon 13ième anniversaire. Elle fait une tentative de suicide. Plusieurs cachets de paracétamol. Une vraie envie de mourir ou un appel au secours, je n’en sais rien. Premier psychiatre. Verdict, diagnostic ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais est qu’elle a eu le certificat de "bonne santé mentale" exigé par le pensionnat privé où nous étions scolarisées. Elle réussi tout de même son bac un an plus tard avec d’excellentes notes puis débute dans une fac réputée en Angleterre ? l’histoire se déroule là-bas.
On ne se voit pas beaucoup vu pendant cette période. Je pense qu’elle aime la fac mais je sais que tout ne se passe pas bien tous les jours. Lors d’une année en entreprise pendant ses études elle choisi de travailler dans une grande compagnie pharmaceutique sur un projet d’études sur la dépression chez les rats.
Elle réussit ses études et décroche un boulot dans une autre compagnie pharmaceutique. C’est à peu près à ce moment que je rentre à la fac moi-même. On se voit de temps en temps, elle vient me rendre visite, je vais chez elle. Elle commence à me confier des bribes, des histoires de ce qu’elle vit.
Je ne sais pas combien de tentatives de suicide il y a eu à cet époque mais je sais qu’elle a failli y passer plus d’une fois. Quand on ouvre ses veines dans les toilettes d’une gare desserte on devrait mourir. Le hasard a fait que quelqu’un est passé par là ce jour là.
Elle a maintenant une bonne vingtaine d’années, soit 10 ans de dérive, de haut et de bas, de boulimie et anorexie, de tentatives de suicide et d’automutilations. Les médecins ont défilés au gré de ses déménagements et hospitalisations de courtes durées suite à des tentatives de suicide. On arrive enfin à un diagnostic de maniaco dépressif (nous sommes au début des années 90).
Avec le diagnostic on lui prescrit, enfin, un traitement adéquat, le lithium. Il y a aussi les autres molécules qu’on connait tous, des neuros, des antidépresseurs, des somnifères et des anxios. Avec ce cocktail elle réussi à trouver un semblant de stabilité. Ce n’est pas parfait, loin de là mais elle s’en sort. Il y a une ou deux tentatives de suicide encore pendant les périodes de dépression mais les grosses manies sont de l’histoire ancienne. Elle fonctionne bien. Elle reprend ses études pour se reconvertir en professeur des sciences dans un lycée difficile près de Londres.
Mais comme beaucoup de bipolaires elle n’aime pas prendre son traitement. Elle se plaint, ça lui ralenti, la lecture est difficile, elle grossit. Elle ne voit pas souvent son psychiatre, c’est comme ça en Angleterre. Les généralistes et les infirmières spécialisés en psychiatrie sont présents, elle voit son psy deux ou trois fois par an, peut être plus en temps de crise. Elle réussi à le convaincre de lui laisser arrêter son lithium. Elle est soutenue dans cette démarche par son médecin généraliste.
La balançoire redémarre pour ne plus jamais s’arrêter. Pendant dix ans elle va de grosses crises de manies avec HO aux profondes dépressions avec tentatives de suicides à répétition. Les automutilations augmentent, bientôt il n’y a plus un centimètre carré de peau saine sur ses bras. A force de multiplier les TS elle manque d’y passer plusieurs fois. Pas un médecin, pas un psy ne demande une hospitalisation digne de ce nom. Elle y va de temps en temps, ça dure 3 ou 4 semaines, ou alors elle arrive à négocier l’hôpital de jour. Elle est intelligente, elle sait manipuler et convaincre qu’elle va prendre ses cachetons, arrêter de boire, jeter ses lames.
Pendant des années je l’a soutiens, cette jeune femme est ma soeur. Je lui fais son éducation ? il faut prendre un thymo, elle peut noter ses humeurs sur un tableau pour voir l’évolution selon les événements et les traitements, elle peut se renseigner sur Internet. Elle peut y arriver, je l’ai fait moi, je suis bipolaire aussi et je suis stable. Je lui trouve un spécialiste en Angleterre ? mais qui ne consulte que dans le privé. Elle ne va pas le voir, en Angleterre il faut choisir entre le privé et le public. En rentrant dans le privé elle perdra le soutien du public qui est si important pour elle.
Elle se trompe de soignant, elle me prend pour son psy, son infirmière psychiatrique, son assistante sociale. Je commence â redouter ses coups de fils. A des centaines de kilomètres de là, de l’autre côté de la manche je dois parfois contacter la police anglaise qu’ils aillent la récupérer au milieu d’une route à quatre voies (faire la ligne blanche est une de ses occupations préférées en temps de crise), ou demander à la "cellule de crise psychiatrique" de lui rendre visite car je sais que ça ne va pas et qu’elle ne demandera jamais de l’aide. Je dois prendre la décision de me protéger, de penser à ma propre santé, ma stabilité si durement gagné ; je démissionne.
Je lui dis les quatre vérités, soignes-toi ou tu vas y arriver un jour. Un jour maman va me téléphoner pour m’annoncer pas une énième tentative de suicide mais ta mort. Je vais devoir m’acheter une tenue d’enterrement et prendre l’avion pour assister à tes funérailles.
Il y a une dizaine de jours j’ai reçu ce coup de fil. Elle s’est suicidée en se noyant dans la mer. J’ai acheté ma tenue pour les funérailles, en vêtements de grossesse. Ma fille ne connaitra jamais sa tante. Je vais bientôt prendre l’avion pour lui dire un dernier adieu.
Voilà ce qui se passe quand les médecins, les psychiatres qui en savent moins sur la bipolarité qu’un bon nombre de bipolaires, laissent leurs patients arrêter leur traitement. Ces médecins sont des criminels qui ne seront jamais jugés et jamais condamnés.
On est bipolaire à vie. Quand on se soigne cette vie peut être vivable, même heureuse. Quand on ne se soigne pas elle est souvent terrible, invivable. Si invivable qu’on ne voit pas d’autre solution que l’écourter et en finir.
Commentaire (Dr H.)
Dans certains films, on précise "il s’agit d’une histoire vraie" - Ce témoignage est une "vraie histoire" qui témoigne de la qualité souvent "douteuse" des soins administrés aux patients bipolaires (en France et ailleurs) et de la sévérité de la cyclothymie - Encore une fois, nous précisons qu’il ne s’agit pas d’une forme "light" de bipolarité mais d’un trouble assez sérieux qui menace la vie des patients et altère leur santé mentale et physique.
(cf posts consacrés au risque suicidaire et cyclothymie dans "Espace Experts")