Ma bipolarité a commencé à 12 ans.
20/01/2013
Témoignages > Bipolarité
Jʼai mis 37 ans à comprendre que quelque chose nʼallait pas. Mais tout a une histoire. Alors peu importe.
Pour ce quʼil en est de mes 12 ans, peut-être même 11, à savoir ce qui mʼest arrivé, et bien à vrai dire : rien. Tout. La vie. Jʼai commencé à germer, à bouger, à grandir. Mais il y a eu un accident de parcours : moi. Jʼai dévié de je ne sais quel plan, quel devoir être, quel « aurait dû être ». Sur le coup, je ne lʼai même pas compris. Impossible. Quʼest-ce que cela pourrait bien vouloir dire quʼune lame dʼacier chauffé à blanc serait en mesure de «comprendre» lʼeau dans laquelle elle est jetée ?
Ce qui mʼest arrivé aussi, cʼest une forme dʼintelligence très particulière qui a obvié à toute forme de compréhension réelle de mon état. Mais cela nʼavait pas dʼimportance. Jʼétais apte à comprendre le ciel et lʼenfer, le bien et le mal, apte à disséquer lʼorange sacrée du bonheur, mais tout mʼa fait défaut au moment de mʼaccomplir. Icare nʼest pas un vain nom.
Alors, mes états, mes 12 ans, quʼétaient-ils ? Jʼallais bien sous le ciel des hommes, mais le regard perdu aux étoiles. Un second lait en quelque sorte. Découverte de lʼart, de la littérature, des arts plastiques, de la musique. Cʼest quelque chose qui mʼa littéralement possédé. Jʼétais autre.
Pour le dire humblement, je mʼétais peut-être voulu autre aussi. Mais peu importe, cʼest comme cela que tout a commencé, et à ce stade il nʼy avait pas de différence entre être et vouloir être.
Et il y a eu la découverte de lʼamour. Et la découverte de la violence.
Jʼétais un animal à part, mais je rejoignais mes proches par des bouts dʼhumanité. Cʼest pour cela quʼil mʼa été très difficile de comprendre en quoi je nʼétais pas « normal » :
Quʼest-ce que cela voulait dire de ne pas dormir de la nuit pour lire ?
Quʼest-ce que cela voulait dire de marcher dans lʼaube fraîche dans et vers un destin serti de promesses ?
Quʼest-ce que cela voulait dire dʼéclater toutes les formes communes de la narration dans un écrit ?
Quʼest-ce que cela voulait dire de tenter dʼexprimer lʼinexprimable avec un dessin ?
Quʼest-ce que cela voulait dire de transformer la morale en une sorte de géométrie plus courte que toute ligne droite ?
Quʼest-ce que cela voulait dire de faire connaître mon nom dans ce monde dʼamour et de violence ? De découvrir tout ce que je découvrais à lʼépoque : la triste épaisseur du monde et la folle richesse de nos inventions pour sʼen distraire ?
Quʼest-ce que cela voulait dire de comprendre sagement et dʼagir follement ?
Je ne sais pas ce que tout cela voulait dire, et ne le saurais jamais. La seule chose que je puis faire aujourdʼhui, tenter dʼen guérir.
Il était difficile pour moi de comprendre tout cela. Rien dʼétrange. Des moments où jʼaimais être seule, où jʼavais plaisir à ma mélancolie, et des moments où jʼétais avec les autres et avec toute la folie, mon explosion de vie et dʼintelligence. Cʼest ainsi que je voyais les choses.
En fait, le bilan, cʼest que cette intelligence mʼa rendu plus étranger aux autres que nʼimporte quoi dʼautre. Elle se développait tel un animal étrange, voulant à tout prix, et comprendre, et séduire, voulant donc à tout prix également être avec les autres, mais paradoxalement ne cessant de sʼen éloigner. Mon intelligence mʼa distancié des autres, mʼa « étrangé ».
Le bilan, cʼest que cette formidable énergie, et bien, cʼétait le fer de lance, mieux : le jet de lance qui filait vers un destin incongru, énigme fatal qui me rendrait tout inutile.
Le bilan, cʼest que ces instants de pause mélancolique, ces instants de parfait bonheur avec moi-même, à goûter moi-même cette eau noire qui coule entre nous, et bien mʼapprenait autant quʼelle me permettait. Sans ces pauses, je pense que jʼaurais terminé ma course depuis bien longtemps, dans je ne sais quelle ravine, quel accident sans lendemain, fait divers entortillé qui jaunit sous la porte dʼun placard.
Violence, art, amour, voici toutes les motions de mon étrangeté. Mais la tristesse mʼa rendu à tout.
Jʼai mis longtemps à mʼapercevoir de ma violence parce que je vivais dans un monde violent.
Jʼai mis longtemps à mʼapercevoir du sens de mon art parce que je vivais dans un monde tout à la fois totalement art et totalement dépourvu dʼart.
Jʼai mis longtemps à comprendre mon manque dʼamour parce que je vivais dans un monde sans amour.
Mais la tristesse mʼa rendu à tout.
On pourrait parler de cet enfant à la troisième personne, alors ce ne serait peut-être pas si mal. Parce que je le vois encore marcher dans cette nuit qui nous quitte, je le sens encore respirer de ce froid et ce silence, je lʼentends penser et rêver tout à ses pensées dʼamour et de conquête, ses rêves dʼenfant sans fin quʼaucun diamant jamais nʼabolira, je le vois tout perdu à lʼinstant même où la porte sʼouvre, où la fenêtre laisse passer le premier message, où lʼarbre abrite son regard complice à jamais, je le vois tout perdu ne sachant pas quʼaujourdʼhui encore il serait à tout jamais incompris.
Guérir.
