Le « Triple A » dans le traitement de la cyclothymie
Soigner sa cyclothymie est un sujet complexe et assez vaste pour lequel nous allons tenter de vous donner les clés vitales à la gestion de la
cyclothymie.
A travers des exemples de patients consultant pour trouble cyclothymique, nous ferons la synthèse des techniques qui leur ont permis, au fil des mois, de se stabiliser et ne plus « subir » les conséquences péjoratives du trouble. Les documents que nous utilisons ici sont extraits dʼarticles que nous avons faits en collaboration avec le forum Bipolaire Info (http://www.bipolaire-info.org). Nous partirons de lʼapprentissage de connaissances sur la maladie, en passant par lʼacceptation de celle-ci, le tout finissant par lʼaction contre les manifestations de la maladie.
La formule du
« Triple A », Apprendre, Accepter, Agir, nous semble bien convenir pour présenter cette tribune.
Cinq chapitres seront détaillés afin dʼillustrer ce triple A :
1 - Lʼimportance du diagnostic et du traitement
2 – Le rôle des rythmes dans les troubles de lʼhumeur et lʼanxiété
3 - Lʼintrication entre rechutes dépressives, affirmation de soi et estime de soi
4 - La procrastination : moteur et maintien de la dépression
5 - La gestion des conflits et de lʼimpulsivité
1 - Lʼimportance du diagnostic et du traitement
«
Ca fait des années que je souffre de quelque chose dont je ne trouve pas le nom. Je suis perdu face à un mal que je ne sais même pas identifier. Où trouver la bonne information pour savoir de quoi on souffre ? On mʼa parlé de dépression mais nʼy a-t-il pas autre chose caché en dessous ? », «
Je découvre que je suis cyclothymique en allant dans internet, alors que de nombreux médecins ne mʼen ont jamais parlé et ont insisté bêtement pour que je prenne des antidépresseurs dangereux pour moi ! »
Tant quʼun patient nʼaura pas dʼinformations sur sa maladie, il ne pourra pas avancer. Il est important quʼil aille chercher des documents sur la maladie, son fonctionnement, ce qui se passe dans le cerveau, quelles sont les substances qui en sont responsables. Si un patient doit subir des zigzags, subir son hypersensibilité, ses émotions à vif, son angoisse, son irritabilité, sans avoir compris en quoi X explique Y et provoque Z, et donc comment contrôler et stabiliser lʼédifice, il risque dʼavoir des difficultés pour avancer. La connaissance est donc vitale.
Lʼargument selon lequel la cyclothymie et les troubles bipolaires sont biologiques, génétiques, et sont sensibles au stress et aux évènements de vie est vital. Nier la biologie et la génétique, se cacher derrière une enfance comme ceci ou cela, un mariage difficile, un travail stressant, une thérapie sur lʼenfance, etc, ne permettra jamais de stabiliser un trouble bipolaire, car ces arguments nient la partie biologique et génétique du trouble bipolaire et de la cyclothymie.
Biologie et génétique signifient médecine et non pas « tare ». Biologie et génétique signifient que nous savons que ce nʼest pas vous, votre caractère, votre personnalité, votre éducation qui posent problème mais un « truc chimique » dans le cerveau qui ne fait pas son boulot correctement et vous handicape. Cela vous permet justement de casser la culpabilité et la stigmatisation, au même titre quʼun patient diabétique, cancéreux, épileptique.
Vouloir constamment voir dans la maladie la conséquence dʼune enfance X, dʼun environnement Y, maintient lʼidée que cʼest psychologique et non biologique, cela maintient le droit de vous considérer comme étrange, inapte, faible, sans volonté. Cela ne peut donc que vous desservir.
Après, bien sûr, il convient de prendre en compte les évènements de vie, le stress, les traumatismes, mais ces éléments là ne pourront que venir se superposer sur une biologie spécifique. Une thérapie sur soi vient après une biologie stabilisée, et non le contraire, sinon cʼest lʼassurance de lʼéchec. Soyons donc vigilants à ces personnes qui vous diront quʼil faut décortiquer ceci ou cela dans votre vie, que cʼest la source de tout, et faites attention à votre propre tendance à invoquer des souvenirs passés pouvant expliquer ceci ou cela. Un pourcentage important des patients bipolaires fait des dépressions sans déclencheur ou avec des déclencheurs quʼils reconnaissent eux mêmes comme décalés par rapport à la violence (ou la durée) de leurs dépressions. De même pour les hypomanies ou les montagnes russes de la cyclothymie : le plus souvent, rien nʼexplique ces phénomènes, ils semblent fonctionner en dehors de votre volonté et du contexte.
Arrêtons avec lʼillusion que lʼon peut avoir la même vie que tout le monde : non, une personne souffrant de troubles bipolaires ou de cyclothymie nʼaura pas la même vie que tout le monde pendant un certain temps. Et ce « certain temps », cʼest le temps dʼêtre stabilisé. La stabilisation est dépendante du diagnostic, du médicament, du bon sommeil, de la prise régulière du médicament, de la bonne gestion du stress, de la fatigue professionnelle, de la compréhension de la maladie par lʼentourage, de la consommation dʼalcool, de café (et autres excitants), de tabac, de drogues, des aléas des histoires dʼamour. Un patient qui croit quʼil peut cumuler alcool et médicaments ne se respecte pas et diminue ses chances de voir sʼaméliorer son handicap. Un patient qui veut réussir professionnellement au point de tuer son sommeil, se met en danger. Quand le patient est stabilisé, il peut reprendre ses passions, sa vie, son travail avec grand soulagement. Mais il devra rester très vigilant au sommeil, aux oublis de médicaments, aux stimulants, au stress, au surmenage, etc. Et bannir les drogues et la consommation abusive ou trop régulière dʼalcool.
Arrêtons avec lʼillusion que la stabilisation doit arriver vite : un trouble bipolaire est une maladie complexe, car il y a de la dépression, des hypomanies, des épisodes mixtes, et tout cela change et se mélange tout le temps. Il faut trouver le bon diagnostic entre les différentes formes de troubles bipolaires, trouver le bon traitement. Un traitement, qui a fait ses preuves avec un autre patient souffrant du même trouble, peut ne pas marcher chez vous. On abandonne ? Non, on nʼabandonne pas, sinon cela ne sert à rien dʼavoir souffert pendant des années. On continue ! Le médecin analyse pourquoi cela ne marche pas avec ce traitement. Y a-t-il une particularité dans votre trouble qui entraine cela ? Est-ce incompatible avec les anciens traitements que vous avez eus et qui ont fatigué votre cerveau ? On teste un autre, puis un autre, jusquʼà obtenir la formule idéale. Le trouble bipolaire est exigeant et il réclame une immense patiente. Un échec est aussi une piste à analyser pour avancer car il nous apprend ce que votre cerveau tolère et ne tolère pas. Quand on voit comme certaines femmes ont du mal à trouver la pilule contraceptive la plus confortable, on peut se donner la même patience pour un trouble aussi complexe que la bipolarité. Votre maladie se moque de votre impatience, aussi légitime soit votre impatience et votre ras le bol des années de traversée du désert.
Dans tout cela, gardons le plus important : « dans la maladie, je vise toujours le respect de moi-même. Je vise à ne pas me nuire et à respecter autant que possible les règles dʼhygiène de vie, les « bons » rythmes et les conseils thérapeutiques. Le but nʼest pas de faire disparaître les manifestations de la bipolarité (ce qui est impossible) mais « avoir la santé » dans le sens de pouvoir jouir de mes capacités et assurer un niveau de fonctionnement adapté à mes capacités ». Un tel objectif ne peut être obtenu quʼavec une alliance thérapeutique, une acceptation du trouble, de solides connaissances sur la maladie, et un engagement de se prendre en charge en agissant avec bon sens.
2 - Le rôle des rythmes dans les troubles de lʼhumeur et lʼanxiété
Les personnes souffrant de Troubles Bipolaires, cyclothymie, constatent souvent que malgré leur régularité dans la prise de leur traitement, elles nʼarrivent pas à complètement se stabiliser. Cʼest en effet parce que les rythmes et lʼhygiène de vie sont un élément crucial : le sommeil (heure du coucher et du lever), consommation de substances excitantes (café, coca, redbull, tabac, cigarettes), de drogues et dʼalcool, le surmenage au travail ou les sorties trop répétitives et tardives. Le but nʼest en aucun cas de ne plus jouir de la vie mais dʼidentifier ce qui rend instable la cyclothymie. Ce point a notamment été lʼobjet du dossier Rythmes et bipolarité, il y a quelques mois.
On demande le plus souvent aux patients de mettre en place un Monitoring, cʼest à dire un tableau à remplir tous les jours. Cela ne prend que quelques minutes et cʼest une mine dʼinformation. Il faut juste ne pas oublier de le remplir, ce qui fait quʼon conseille souvent aux patients de le scotcher au miroir ou sur la boite de médicaments. Il est simple dʼutilisation et permet de se rendre très vite compte de ce qui peut expliquer une rechute dépressive, des hypomanies, de lʼirritabilité, de la fatigue chronique, ...
Le patient va mettre, tous les jours, une note qui représente son état dʼhumeur, et en dessous quelques idées (un événement important, un conflit, un oubli de médicament, lʼheure du coucher et du lever, une nuit agitée, de lʼalcool, du sport, ...) qui vont donner un aperçu de ce qui a pu améliorer ou aggraver lʼétat du patient.
Exemple de monitoring à photocopier ou à faire sur un morceau de papier
jour | Ma note de – 10 et + 10 | Remarques (stdess,imprévu, consommations diverses,...) |
Lundi | | |
Mardi | | |
Mercredi | | |
Jeudi | | |
Vendredi | | |
Samedi | | |
Dimanche | | |
Pour mettre des notes, nous utilisons à lʼéchelle suivante :
Entre + 5 et + 10, je suis trop en hypomanie, trop excité,
trop irritableEntre + 1 et + 4, cʼest une excitation pas encore trop inquiétanteAutour de 0, rien de notableEntre – 1 et – 4, je sens le début dʼune dépressionEntre – 5 et – 10, ma dépression est sévèreQuand mon humeur a changé dans la journée, je note le passage dʼune note à lʼautre (exemple : « – 3 à 2 ») et je peux inscrire ce qui a pu motiver cela.
Exemple dʼun tableau de monitoring dʼun patient de 20 ans rempli sur une semaine:
jour | Ma note de – 10 et + 10 | Remarques (stress,imprévu, consommations diverses,...) |
Lundi | - 4 | Bouchons sur la route, plein de dossiers |
Mardi | - 2 à + 2 | Repas agréable entre collègues |
Mercredi | + 2 à - 5 | Dispute avec Robert, oubli de mon traitement |
Jeudi | - 4 à + 2 | Sport, téléphone maman |
Vendredi | + 2 | Rien à signaler |
Samedi | + 1 | Rien à signaler |
Dimanche | - 3 | Nuit en boite, rentré à 4 h du matin |
Nous pouvons voir dans cet exemple que le stress des dossiers, le lundi, a provoqué un coup de blues important (-4). Pour lʼinstant, cela nʼest pas encore trop alarmant. Secondairement, nous ne savons pas la note du dimanche précédent (peut être le week-end a tʼil été agité et peut expliquer cette note basse en tout début de semaine ?). La nuit de lundi à mardi a permis à lʼhumeur de remonter, et le déjeuner entre collègues a fait passer à ce patient la barre du 0. Il est donc, mardi après midi, de bonne humeur (+2) sans pour autant être en hypomanie. Cette bonne humeur perdure jusquʼau mercredi midi. Un conflit avec Robert et lʼoubli du médicament le mardi soir provoquent une chute importante (-5) que le patient perçoit comme un début de déprime. Il a raison pour deux raisons : -5 est une note très basse et si on compte bien il a fait une chute importante (de +2 à -5, soit 7 points) en quelques heures. Nous apprenons deux choses de ce patient : les conflits sont redoutables pour lui, et lʼoubli de ses médicaments se fait ressentir en quelques heures à peine. Son état de tristesse continue le jeudi matin. En voyant son petit tableau de monitoring, ce patient se dit quʼil faut agir et il a alors le réflexe de faire du sport (nous verrons ensemble dans quelques pages pourquoi il a raison) et de téléphoner à une personne importante de son entourage (sa mère). Son humeur remonte rapidement et se stabilise jusquʼau samedi. Samedi soir, il va en discothèque et rentre chez lui à 4h du matin. Son humeur est redescendue. Il a visiblement un peu trop tiré sur la corde. Il aurait par exemple pu rentrer plus tôt et ne pas se lever trop tard le dimanche matin.
Ce patient nʼa pas écrit les horaires de coucher et de lever. Dans un nouveau monitoring, il écrit systématiquement les horaires.
jour | Ma note de – 10 et + 10 | Lever Coucher Excitants Stress |
Lundi | - 5 | 7h 23h non irritable |
Mardi | - 1 | 7h 23h30 non non |
Mercredi | 0 | 7h 23h30 non non |
Jeudi | 0 | 7h 23h30 non non |
Vendredi | 0 | 7h 2h du mat alcool ++
|
Samedi | 4 | 8h 5h encore excité dʼhier |
Dimanche | -3 | Nuit en boite hier, rentré à 5 h levé à 16h, alcool +++ hier |
On constate un sommeil très inégal : quand le patient se couche et se lève à la même heure, il est bien et nʼa pas dʼimpact sur lʼhumeur. Il sort le vendredi, boit de lʼalcool, et est hypomane le samedi matin. Il sort à nouveau le dimanche, boit beaucoup, se couche tard et se lève tard, et est déprimé. Il comprend à terme que son moral bas des lundis matins est dû aux dérapages de lʼalcool et à lʼirrégularité des heures et des durées de sommeil les vendredis et samedis.
Dans tous les cas, que cela soit la dépression ou lʼhypomanie, soignez votre sommeil :
cʼest parce que vous vous levez tôt le matin que vous stabilisez votre humeur. Dormir après 9 h ou 10 h est inutile et aggrave vos variations. Le sommeil réparateur est celui du soir, pas celui du matin.allez au lit toujours à la même heure,levez-vous le plus souvent possible à la même heure, même le week-end, et même après une sortie en discothèque (se lever à 13 h parce quʼon sʼest couché à 4h du matin, sabote votre humeur et votre journée entière, voire celle dʼaprès. Il vaut mieux se lever vers 10h et attendre le soir qui permet un sommeil bien plus réparateur que celui du matin ou du midi),si vous ne dormez pas après 30 minutes passées au lit, allez-vous asseoir dans un fauteuil confortable, bien au chaud, avec un livre. Vous reviendrez au lit quand vos yeux vous piqueront et que vous baillerez,ne faites pas dʼactivité physique ou stressante 2 heures avant dʼaller vous coucher,
faites de la relaxation,pas de café ou dʼalcool avant le coucher,pas de sieste dans la journée, cela augmente la dépression.Prenons un exemple de ce quʼun patient constate avec son monitoring :
La fatigue entraîne chez moi une phase dépressive. Avoir trop dormi me rend dépressif, ne pas avoir assez dormi aussi. En général, si jʼai trop dormi, je suis déprimé, puis je remonte puis je sombre encore plus bas. Quand je vais en boite, je me lève à maximum 11 heures, sinon je sombre aussi. Alcool et café sont proscrits car ça me met en euphorie sur le moment et en dépression au réveil. Et comme je suis très irritable en déprime jʼévite. Jʼessaye de ne pas trop fumer avant de me coucher sinon ça mʼempêche de dormir. La dernière fois, jʼai été très enrhumé, je dormais donc très mal. Jʼai senti, à cause de ce manque de sommeil, une phase dépressive sʼinstaller au fur et à mesure des jours. Le cumul de fatigue et de manque de sommeil a engendré une phase dépressive au bout de 6 jours, elle a duré le temps de récupérer un sommeil normal.
Dans la dépression, il faut garder des astuces simples en tête :
1° si la dépression est présente depuis quelques jours, il faut quʼelle soit stoppée avant quʼelle ne sʼaggrave. Il faut donc la repérer suffisamment vite (ce qui nécessite dʼapprendre à sʼobserver) et enclencher directement une obligation de sortir, bouger, voir du monde, se lever tôt et protéger son sommeil. Cela fonctionne pour la grande majorité des patients. 2° la dépression déjà installée depuis longtemps est plus complexe : pour certains patients, la TCC est inutile car il y a clairement un effet de la biologie du cerveau et on misera alors sur "repérer les prochains symptômes de rechute quand vous serez stabilisé pour éviter que cela ne sʼaggrave". Et pour dʼautres patients en dépression longue, on se rend compte souvent quʼil y a des raisons de déprimer : impuissance devant certaines situations, impression dʼêtre dans une impasse, indécision, absence dʼobjectifs à long terme et la TCC fait alors des miracles pour résorber ces dépressions car quand on identifie le problème qui maintient la dépression, on résout ce problème et la dépression diminue. 3° les dépressions dues aux hypomanies : il est illusoire de croire que lʼon peut aider un patient à lutter contre une dépression post hypomanie tant que le patient nʼaura pas appris à diminuer ses hypomanies ou aura un traitement contre les hypomanies.3 – Lʼintrication entre rechutes dépressives, affirmation de soi et estime de soi
Il est important de reconnaître lʼimportance du facteur génétique dans les troubles bipolaires. Chez beaucoup de patients, les montées et les descentes sont biologiques, sans raison, sans déclencheur. Mais quand un patient, bien soutenu par son traitement (cʼest un critère toujours vital à regarder), et qui connaît par cœur sa maladie et ses mécanismes, a un bon monitoring et une bonne hygiène de vie, nʼarrive pas à lutter contre des rechutes dépressives, il faut investiguer ailleurs.
En effet, chez ces patients, on voit clairement (et ils le disent) que les montées en excitation (hypomanies) sont dues à des projets, des rencontres, des bonnes nouvelles, et les dépressions à des contrariétés. Comme le disait une patiente « je suis tellement hypersensible et à fleur de peau que le moindre souci peut me faire tomber en dépression ».
Dʼoù lʼidée de parler des différentes choses qui peuvent expliquer ces rechutes dépressives : on peut tomber en dépression quand on a lʼimpression de ne pas savoir gérer le monde dans lequel on vit, quʼon se sent impuissant face à lui. Et le plus souvent, sous cette impuissance se cache une difficulté à sʼaffirmer, à donner son opinion, à faire valoir ses droits, à devenir indépendant des autres, ...
Prenons un exemple, simple et que lʼon rencontre très souvent au CTAH : un patient, dans les 40 ans, consulte pour x rechutes dépressives. Il a un trouble cyclothymique, il sait ce que cʼest, suit bien son traitement, mais nʼarrive pas à échapper à de nombreuses dépressions chaque année. Pour lui, le dénominateur commun cʼest le travail, et plus principalement ses multiples patrons : «
Jʼai changé, je pense, 5 fois dʼentreprises ces 10 dernières années. Dés que je sens que je ne serai pas capable de faire quelque chose, je commence à me dire que je vais être viré si je ne fais pas ce quʼon me demande, et je me laisse envahir, cela devient obsessionnel, et à la fin je craque et je me mets en arrêt maladie, jusquʼà être licencié ».
Quand on reprend avec ce patient le contexte, on constate que ses collègues ont les mêmes tâches, les mêmes diplômes, le même boss, et pourtant il est le seul à se sentir dépassé. Quand on creuse bien les pensées, il y a un leitmotiv : «
Si seulement jʼavais été capable de dire non à telle demande, ou dire que cela nʼest pas faisable comme cela ». Quand je dis au patient «
jʼai lʼimpression que vous ne savez pas donner votre opinion, ou refuser certaines tâches trop complexes ou mal ficelées et donc vous vous laissez submerger », il acquiesce. «
Oui, je ne sais pas me défendre. Et je vois bien que mes collègues, eux, savent dire non et ne sont pas virés pour autant. Je pense que la dépression cʼest la meilleure façon, finalement, de ne pas avoir à affronter ceux qui décident à ma place ».
Après quelques séances dʼaffirmation de soi, lors desquelles nous avons travaillé sur comment donner son opinion, argumenter un refus, avancer des solutions, repousser une date butoir impossible à tenir, déléguer, etc, le patient se sent mieux armé et se dit moins déprimé.
On sait de manière générale que lʼaffirmation de soi fait souvent défaut dans la dépression non bipolaire. Malgré lʼaspect biologique (endogène) de la bipolarité, il ne fait pas sous estimer la force de chacun à défendre son territoire face aux pressions extérieures.
Au delà de lʼaffirmation de soi, cʼest tout le registre finalement de lʼestime de soi qui pose problème dans les dépressions à répétition : la dépendance affective aux autres (« sans lʼautre je ne suis rien »), la peur du rejet et la peur de lʼabandon (« si on ne mʼaime pas, cʼest la preuve que je ne vaux rien », « si on me rejette cʼest forcément que je nʼai rien à offrir, je nʼai aucune qualité pour que lʼon sʼattache à moi »), le trop fort besoin de lʼaval de lʼautre (« je nʼai jamais appris à me congratuler moi-même »).
Pour illustrer ces soucis, nous avons lʼexemple de la patiente dépendante de son mari : « jʼai tellement peur dʼêtre abandonnée, que je le laisse décider de tout, et cela mʼasphyxie en même temps car je ne suis pas épanouie », lʼhomme tenté dʼaller voir en dehors du mariage « je déprime dʼavoir envie de tromper ma femme, et je déprime en même temps de nʼavoir connu quʼelle alors que tous mes amis et collègues ont eu de nombreuses aventures avant leur mariage. Je ne suis pas un homme accompli comme eux, je nʼai aucune masculinité comparé à eux », le patient homosexuel qui sʼest embarqué dans un mariage « 20 ans de mariage pour acheter une façade sociale devant ma famille et fondamentalement un mal de vivre total de ne pas être moi de peur dʼêtre rejeté par tout le monde », le jeune étudiant qui fait les études choisies par papa « jʼai toujours voulu être musicien et artisan et je mʼépuise à petit feu dans des études dʼingénieur comme mon père, qui a fait Centrale et veut que je fasse Centrale comme lui. Je sens que dʼun côté jʼaspire à autre chose mais en même temps cʼest juste impossible de me présenter devant lui et lui dire que je ne ferai pas ce quʼil attend de moi », ...
Michel Lacroix, philosophe, propose des idées intéressantes dans son ouvrage « Se Réaliser », chez Robert Laffont, sorti en 2009. Interviewé dans Psychologies magazine (janvier 2009), il déclare « (se réaliser) cʼest dʼabord se percevoir comme un ensemble dʼaptitudes et dʼaspirations (…) cʼest se percevoir comme ayant à réaliser des possibles (…) Lorsque nous nous percevons comme une mine de possibles à réaliser, nous nous mettons vers un certain perfectionnement de nous-mêmes (…) Le bonheur, la vie agréable, viendront après, par surcroît, une fois que nous aurons le sentiment de notre réalisation (…) Il sʼagit de sʼinscrire dans un projet de vie, ce qui, en effet, est davantage du côté du devenir que de lʼaboutissement (…) Les projets sʼenracinent dans des passions qui ont éclos à lʼadolescence (…) Cela revient donc à être à la fois fidèle à son esprit de jeunesse, aux passions qui nous habitaient adolescents, et suffisamment mûrs pour choisir et accepter lʼautorestriction, renoncer à lʼidée de toute puissance (…) Il nous faut apprendre à concevoir la réalisation de soi comme une moisson pas seulement dans le champ de lʼexceptionnel, mais aussi dans le champ de lʼaction modeste et quotidienne. Il faut réconcilier nos ambitions avec le réel (…) Je récuse lʼidée que la réalisation de soi ne soit le fait que de privilégiés, parce quʼelle peut se faire dans tous les domaines (…) La crise économique et la morosité ambiante sont effectivement des obstacles, ce ne sont que des obstacles de plus parmi dʼautres (…) tels que le poids du passé, de lʼenfance, de notre éducation (…) Tout projet de réalisation de soi doit tenir compte de ces difficultés (…) Transformer les entraves en carburant, opter pour un esprit volontariste et non pas victimaire : voilà la démarche propice à la réalisation de soi. Tout bonheur est dans la lutte, disait Nietzsche ».
Affirmation de soi, tentatives de renouer avec ses aspirations, développer lʼestime de soi pour lutter contre la dépendance affective, lʼaval de lʼautre, la peur de lʼabandon, le « carburant » nécessaire pour lutter contre la dépression. Tout un champ à investiguer avec son psychiatre ou son psychologue quand rien ne semble expliquer les rechutes dépressives intempestives. Pas facile de sʼy atteler avec un trouble bipolaire, mais nécessaire.
La procrastination : moteur et maintien de la dépression
Dans la pratique clinique, on constate que la procrastination est un vaste domaine qui peut avoir plusieurs formes et des motivations différentes, mais qui dans les cas maintient la dépression et donne lʼimpression de nʼêtre « bon à rien ».
La procrastination non pathologique : cʼest le fait de ne pas avoir envie de se soumettre à une contrainte sur le moment, préférant faire des activités plus agréables, ou se reposer, et remettre à plus tard la contrainte en question. Cette procrastination normale peut sʼexpliquer par différentes raisons : on a eu une semaine chargée et on a envie de profiter dʼun moment de repos et de bon temps. Et ce bon temps, on ne veut pas quʼil soit parasité par des obligations. Ou alors la contrainte en question est fastidieuse, demande des déplacements lointains, nʼest pas si vitale que cela, se fait avec des gens avec qui on nʼa pas dʼatomes crochus, … mille raisons de procrastiner.La procrastination dépressive : la procrastination dépressive est un phénomène chimique et comportemental. Le cerveau nʼa pas assez dʼénergie (à cause de la dépression) pour nous permettre de nous motiver. On ne ressent pas le déclic, il nʼy a pas de starter, on ne se sent pas capable ou vite débordé. Donc on ne fait rien, ce qui renforce la dépression par manque de stimulation.
Pour beaucoup de patients en pleine dépression, la machine se remet en marche grâce au traitement. Il est par contre impératif de forcer sur la machine et aider le traitement en essayant le plus possible de se lever tôt, puis de se doucher, puis de faire quelques activités ou sorties pour se rendre compte au bout dʼun moment que cela sʼautomatise.
La dépression se nourrit dʼinactivité, il ne faut donc pas lui laisser prendre ce territoire. Pour beaucoup de patients, se forcer à bouger aide considérablement le traitement, pour dʼautres cela se révèle impossible.Certains patients parlent de procrastination après la dépression : «
Jʼai tellement souffert pendant ma dernière dépression que maintenant que je vais mieux jʼai envie dʼen profiter un peu ». Cela est compréhensible, voire même légitime, mais attention à ce qui va sʼaccumuler ! Il ne faut pas que cela provoque la prochaine dépression (papiers non remplis, problèmes au travail, inactivité qui alimente la dépression, reproches que lʼon va vous faire).
Chez les cyclothymiques qui ont des oscillations constantes dʼhumeur, on retrouve ce phénomène : les minis déprimes de quelques heures ou quelques jours viennent casser la motivation et les projets en cours. Il est impératif de se fixer de la constance : déprimé ou non, envie de profiter dʼun mieux-être ou non, il faut cadrer votre cerveau instable avec un agenda stable. Vous serez toujours satisfait de ce que vous avez accompli sur un mois complet, ce qui dope votre estime personnelle et vous arme contre les prochaines dépressions.
En hypomanie (dans les troubles bipolaires et la cyclothymie), on nʼa strictement aucune envie de se coltiner des contraintes. On est bien (et ça fait longtemps quʼon nʼavait pas eu un état aussi agréable), alors on en profite. Le souci est quʼen hypomanie on laisse passer beaucoup de choses graves qui nous retombent dessus après. Il est donc important, quand on a appris à reconnaître que lʼon était en hypomanie, de sʼobliger à une bonne hygiène : «
Jʼai envie dʼen profiter mais je sais que plus jʼen profite et plus jʼaggraverai la dépression qui va suivre. Je nʼaime pas les dépressions ? Alors je dois accepter de casser mon hypomanie en faisant peu dʼactivités, et maintenir un planning constant ».
En état mixte (dans les troubles bipolaires et la cyclothymie), il est illusoire de vouloir parler dʼastuces anti procrastination. Le cerveau est une cocotte minute, avec une forte souffrance, et rien nʼest structuré dans lʼesprit. La meilleure des choses est de stabiliser dʼabord lʼhumeur avec votre médecin.
La procrastination du perfectionniste touche aussi de nombreux cyclothymiques qui y voient la preuve quʼils ont ou non de la valeur : les perfectionnistes sont des personnes qui fonctionnent en tout ou rien : « Soit cʼest parfait, au millimètre près, soit ce nʼest pas la peine de faire quoi que ce soir ». Ces personnes ont un très haut niveau dʼexigence personnelle. Ils se tuent à la tâche, ont du mal à accepter que 20 % en moins cʼest déjà bien. Et de temps en temps, quand ils savent quʼune tâche va leur prendre un temps considérable pour être parfaite comme ils le souhaitent, ils se démotivent totalement et se sabordent : « Autant ne rien faire si ce nʼest pas comme je veux ». Alors, entre lʼépuisement de la tâche parfaite, et la culpabilité dʼavoir tout abandonné par manque de temps, le perfectionniste est constamment frustré. Le seul petit conseil que lʼon pourrait vous donner est : vous vous mettez la barre trop haut et votre critère de satisfaction nʼexiste pas, il est surhumain. Les autres personnes savent quʼelles auront au moins 10 échecs avant de réussir, car cʼest normal, cʼest comme cela, cʼest universel, on ne sait pas faire autrement. Rééduquez votre cerveau au fait que vous nʼêtes pas dupes que tout le monde se trompe et a du mal, que cʼest une constante planétaire. « De toute façon, nʼespérez même pas réussir du premier coup, personne nʼa jamais réussi ».
La gestion des conflits et de lʼimpulsivité
Lʼimpulsivité et lʼestime de soi chez le cyclothymique sont intimement liées, la seconde étant souvent le terreau qui fait exploser la première. Il nʼest donc pas rare de constater chez les cyclothymiques des comportements impulsifs, comme saccager une pièce, hurler pendant des heures (puis déprimer), sʼautomutiler ou en venir aux mains.
Quand on essaye de reprendre avec un patient ce qui a pu le pousser à cela, on observe toujours le même enchaînement : un conflit aboutit à lʼacte impulsif.
Prenons 3 exemples :
une patiente sʼest automutilée suite à un conflit avec ses parents sur la gestion de son compte en banque. La conclusion de ses parents, malgré toutes ses explications, est quʼelle est incapable de gérer son argent et quʼils seront obligés de garder un œil sur tout ceci. La patiente sʼest automutilée car elle a senti quʼon ne lui faisait pas confiance «
Non seulement je nʼai pas eu le dernier mot alors que jʼavais raison mais en plus on me fait comprendre que je ne suis pas digne de confiance. »
un patient a saccagé le salon de ses parents suite à un conflit sur son licenciement. «
Cʼest déjà assez dur pour moi dʼavoir été viré, avec la vision pourrie que jʼai de moi-même, je nʼai pas supporté que mes parents en rajoutent en me répétant ce que je savais déjà. »
un patient, souffrant en parallèle de TOC, a giflé sa mère qui lʼa vu en train de faire des TOC : «
Elle mʼa dit que jʼétais un nul, que je faisais peur à tout le monde, quʼelle en avait marre de ne voir aucun effort de mon côté. Si elle savait tout ce que jʼessaye de faire pour mʼen sortir, elle ne dirait pas cela. »
Finalement, quand on regarde ces différents exemples, on constate que lors du conflit, il a été dit que le patient nʼétait pas fiable, quʼon ne pouvait pas lui faire confiance.
On sait que la cyclothymie est une pathologie qui fait un effet loupe sur les émotions : le fonctionnement du cerveau fait que toute émotion est multipliée par 10. Lʼimpulsivité, cʼest la colère du cyclothymique. Quand on regarde ce qui peut nous mettre en colère, ce sont toujours les mêmes raisons : « on se moque de moi, on me prend pour un idiot, on mʼapprend ce que je sais déjà, on ne me fait pas confiance, on mʼa roulé, on ne fait pas ce que je dis, on mʼaccuse à tort et à travers, ... »
Que lʼon soit dans la colère du non-cyclothymique, ou lʼimpulsivité du cyclothymique, visiblement les raisons en sont les mêmes : accuser à tort, pointé du doigt, jugé inapte ou peu fiable. Nous sommes dans un débat sur lʼestime de soi.
Comment faire pour diminuer lʼimpulsivité ?
Ceci est une question importante, surtout quand on veut aider une patiente à ne plus sʼautomutiler. Déjà, il est impossible de ne pas sʼautomutiler quand le conflit a commencé, cʼest trop tard, la personne ne peut pas rationaliser quand la pression émotionnelle monte. La gestion de lʼimpulsivité se fait avant et pendant le conflit : il va falloir tout faire pour écourter ce débat, afin que lʼémotion nʼait pas le temps de monter, voire ne pas avoir de débat du tout :
dire « oui, tu as raison » pour éviter que la personne en face nʼen rajoute pendant des heures, quitte à ne pas avoir le dernier mot,
dire à la personne quʼon préfère en parler plus tard, quitte à quitter la pièce une bonne heure,
se dire que cette personne qui nous critique nʼest pas la mieux placée pour donner un avis (il y a des gens qui sont plus des repères que dʼautres),
accepter que certains thèmes sont impossibles à aborder avec certaines personnes,
apprendre à ne pas commencer une discussion si on sait quʼelle va déraper,
regarder en amont ce qui fait que les gens vous attendent au tournant : ne pas attendre dʼêtre pris en flagrant délit, anticiper, dire les choses avant quʼon sʼen rende compte, ce qui fait que le conflit aura moins de risque de déraper,
et quand on nʼa pas pu esquiver le débat, garder en tête que « dire ce quʼon a sur le cœur » est plus important que « obtenir un changement chez lʼautre » qui est bien souvent illusoire.
Au final, nous ne sommes pas loin des techniques expliquées dans le chapitre sur lʼestime de soi.
Références
Hantouche E., Trybou V. « Vivre heureux avec des Hauts et des Bas », Odile Jacob, janvier 2011 (ouvrage sur la psychoéducation de la cyclothymie, basé sur une expérience de 2 ans conduite au CTAH sur la psychoéducation en thérapie de groupe – une expérience inédite en France)Hantouche E., Majdalani C., Blain R. « J‘apprends à Gérer ma Cyclothymie », Josette Lyon, 2010 (ouvrage consacré à lʼautogestion de la cyclothymie – cʼest lʼétape qui suit la psychoéducation et complète la prise en charge médicale de la cyclothymie – une nouvelle édition est programmée pour 2012)Ronald Fieve. « Comment bien vivre avec des troubles bipolaires : savoir soigner les bas pour tirer profit des hauts », Paris, Flammarion, Mars 2011.Dr Élie Hantouche & Nathalie Faucheux. « Le Journal de Léa : Cinéma, TOC et Trouble Bipolaire. » Paris, Odile Jacob, Juin 2011Prentiss Price. « Manuel du cyclothymique ». Paris, Eyrolles, Août 2011Claire Gindre & Frédéric Sorbara. « Mon humeur enfin stable : votre stratégie personnalisée ». Les Psychoguides, Paris, Puf, Février 2012