Spécificité de la Cyclothymie
Depuis ma rencontre avec le Pr Hagop Akiskal en 1985, les termes de cyclothymie et de spectre bipolaire sont devenus des repères cliniques significatifs dans mes travaux de recherche et de pratique.
Le terme “Spectre Bipolaire” est apparu pour la première fois dans la littérature psychiatrique en 1977, dans un article d’Akiskal qui présentait les résultats d’un suivi prospectif de patients cyclothymiques. La majorité de ces patients a développé un trouble BP-II (épisodes d’hypomanie) et peu de trouble bipolaire type I. Environ, la moitié des patients ayant reçu des antidépresseurs a développé une accélération des cycles.
Cette publication a, en fait, réhabilité le diagnostic de cyclothymie proposé, cent ans auparavant par Hecker. Pourtant, l’
historique de la cyclothymie est très intéressant.
Ainsi, depuis cette publication en 1977, le débat sera relancé concernant la signification attribuée à la
cyclothymie : est-ce une forme atténuée ou sub-clinique de la maladie maniaco-dépressive ? Est-ce un tempérament affectif qui est en continuum avec la maladie bipolaire (facteur de risque pour toutes les formes bipolaire, BP-I et BP-II) ? Est-ce juste une personnalité particulière qui n’a aucun lien avec la
bipolarité ?
Sous l’influence des travaux d’Akiskal, les formes sub-cliniques de bipolarité ont été identifiées dans la communauté ainsi que dans les populations cliniques, comme l’atteste le DSM-III (1980) qui inclut à côté des formes BP-I et BP-II, une catégorie « autres troubles affectifs spécifiques » dont le trouble cyclothymique (trouble chronique durant au moins 2 ans avec de nombreuses périodes de dépression et d’hypomanie d’une sévérité et d’une durée insuffisantes pour répondre aux critères classiques). Donc, la notion de spectre bipolaire selon la sévérité et la durée des épisodes, surtout (hypo)maniaques, a été officiellement introduite dès 1980.
Place de la Cyclothymie
Tout le monde pose la question suivante « la
cyclothymie est-elle synonyme de bipolarité ? » ; la réponse est oui et non :
Oui, il s’agit d’un phénomène bipolaire, dans le sens où elle comporte des hauts et des bas, donc les deux pôles de l’humeur – énergie – activité (elle fait partie du spectre bipolaire) avec une tendance à la récurrence,Non, car elle n’est pas uniquement un phénomène bipolaire avec une définition comme une forme atténuée de la bipolarité mais une forme différente des formes classiques des troubles bipolaires : troubles bipolaires type I et II. Des différences majeures existent entre un trouble bipolaire classique et la cyclothymie (tableau - extrait du livre Hantouche et al, "
j’apprends à gérer ma cyclothymie", J Lyon, 2010)
| Trouble bipolaire classique | Cyclothymie |
Episodes Maniaques ou dépressifs majeurs | Présents dès le début | Absents au début (au moins 2 ans chez les adultes et 1 an chez les jeunes) |
Intervalles libres entre les épisodes | Présents | Absents – présence d’une oscillation perpétuelle continue |
Age de début des premières dépressions | Tardif (> 20 ans) | Tôt dans l’enfance – adolescence |
Tempérament de base (traits caractéristiques présents avant les épisodes) | Stable, plutôt vers le haut (hyperthymie) | Instable, complexe avec des traits anxieux, dépressifs et une sensibilité émotionnelle excessive |
Sexe | Plutôt masculin | Plutôt féminin |
Fréquence des épisodes | Faible à modérée | Plus élevée Cyclicité rapide, ultrarapide |
Séquence des épisodes* | (Hypo)Manie suivie d’une dépression | Dépression suivie d’une (hypo)manie |
Mixité des épisodes | Peu fréquente | Classique |
Réponse au lithium | Excellente | Mitigée |
Comorbidité (ou troubles associés) | Modérée (abus d’alcool, anxiété généralisée, troubles des conduites) | Très fréquente : troubles anxieux, addictions (boulimie, abus d’alcool), troubles de contrôle des impulsions, troubles de la personnalité (traits Borderline)… |
Donc, le trouble cyclothymique comporte d’une part des épisodes dépressifs et hypomaniaques et d’autre part des signes permanents d’instabilité (changements continuels des niveaux d’humeur, d’activité et d’énergie). Cette caractéristique est fondamentale à retenir car elle va servir de base pour les stratégies de gestion. Celle-ci doit tenir compte des « grandes vagues » (c’est-à-dire les épisodes) et surtout les « petites vagues » qui ont le plus d’incidence sur la qualité de vie professionnelle, sociale et amoureuse.
La psychiatrie a eu la fâcheuse habitude de nous indiquer la maladie dans ses formes les plus intenses et caricaturales. Dans les troubles de l’humeur, les "grands problèmes" sont, en réalité, dans le quotidien du patient, un quotidien influencé par les "petites vagues", les changements brusques d’humeur, d’énergie et d’activité – des "petites vagues" qui ne sont pas visibles aux autres en tant que trouble – mais en fait qui représentent l’aventure essentielle d’une âme en souffrance de sa sensibilité, de sa réactivité affective, une âme en quête de sérénité, de quiétude et de stabilité.
Interactions entre "épisodes" et "tempéraments"
Il est quasi impossible de comprendre, classer et soigner un trouble de l’humeur sans se référer aux interactions entre les épisodes et les tempéraments affectifs. Se limiter juste aux épisodes majeurs conduit à des diagnostics partiels ou erronés, donc à des traitements inadéquats.
Les travaux de Hagop Akiskal et d’Athanasios Koukopoulos ont une importance capitale, celle de montrer la valeur de ces interactions (tableau)
Parmi les sous-types de bipolarité, la forme cyclothymique ou BP-II1/2 est la plus fréquente ; sa fréquence est estimée à 30% des dépressifs majeurs consultant en psychiatrie.
Tempérament | troubles BP mineurs (dépression mineure) | trouble BP-II (Dépression majeure) |
trouble BP-IV | trouble BP-IV | trouble BP-IV |
Cyclothymique | trouble Cyclothymique | trouble BP-II et II 1/2 |
Irritable | Personnalité Borderline | BP-II mixte |
Dépressif | Dysthymie | trouble BP-III |
Prévalence de la cyclothymie
Une récente revue sur l’épidémiologie des troubles bipolaires a porté sur environ une centaine d’études dont 8 seulement consacrées ou ayant concerné la cyclothymie. C’est dire la négligence de ce trouble (Van Meter et al, 2012).
Dans la population générale, les chiffres de prévalence varie entre 0,4 et 2,5% (variations qui dépendent largement des critères utilisés pour définir le diagnostic). Les enquêtes récentes sur la bipolarité sub-syndromique révèlent des taux de fréquence de 6 à 13% de la population générale.
Dans les populations cliniques, la cyclothymie est retrouvée avec des chiffres nettement plus élevées : entre 30 et 50% ! Ce qui représente un contraste flagrant avec la réalité clinique où les cyclothymiques peuvent attendre entre 10 et 15 ans avant qu’ils ne soient reconnus comme ayant un trouble bipolaire et pas juste une dépression, un mal-être, une anxiété, une boulimie, une addiction...
En effet, il existe des obstacles « naturels » contre le dépistage correct de la cyclothymie. Les difficultés se trouvent au niveau du repérage en pratique de lʼhypomanie et de la circularité entre les hauts et les bas.
Les patients consultent rarement en phase hypomaniaque (contrairement aux phases dépressives), car les symptômes hypomaniaques sont socialement désirables et rarement vécus comme pathologiques ; c’est le côté « soleil » de l’hypomanie. De plus, les épisodes hypomaniaques sont brefs (durée moyenne de 2 à 4 jours) et donc plus courts que les épisodes dépressifs et comportent peu de handicap au début de la cyclothymie.
Cela dit, les vrais obstacles sur lesquels on peut agir (ce n’est pas une fatalité), sont du fait des médecins qui :
évaluent peu souvent la dépression et l’hypomanie simultanément.ne tiennent pas compte des épisodes hypomaniaques (seuls les épisodes de manie, plus sévères, sont retenus comme indicateurs de bipolarité).interprètent les traits cyclothymiques comme des traits de personnalité et non comme des indices d’un trouble de l’humeur spécifiqueinterrogent rarement l’entourage proche qui reconnaît plus facilement l’aspect pathologique de l’hypomanie et la cyclothymie (que le patient).En d’autres termes, à défaut d’avoir l’habitude de dépister systématiquement l’hypomanie et les traits cyclothymiques, le diagnostic de cyclothymie est souvent raté. Même dans les cas dépistés et évalués (plein d’exemples au CTAH), certains psychiatres s’opposent activement contre ce diagnostic et sont capables d’arrêter le thymorégulateur instauré après le dépistage !
Importance de la cyclothymie
Chez les connaisseurs de la maladie bipolaire, je constate que le rôle de la cyclothymie en tant que « trouble » et « tempérament » commence à prendre de plus en plus d’importance. Par exemple, Nwulia et al (2008) ont exploré chez les patients bipolaires le phénomène de « Switch rapide », c’est-à-dire les virages brutaux entre les pôles (hypo)maniaques et dépressifs. Ils ont retrouvé que ce phénomène était lié aux caractéristiques suivantes :
âge de début précoce des symptômes affectifscomorbidité anxieuseconduites de suicide ou d’automutilationcours évolutif complexeactivation par les antidépresseursCes caractéristiques sont celles de la cyclothymie. Les auteurs concluent à l’importance de regarder le trouble affectif dans sa globalité et évolutivité – où la complexité, la précocité et l’instabilité occupent une valeur spéciale et robuste dans la compréhension et le traitement de la bipolarité.
En parlant de précocité et d’instabilité, l’étude conduite conjointement avec le Dr Kochamn, a montré que 31% des jeunes dépressifs présentaient un tempérament cyclothymique. Le suivi sur 2 ans a révélé de manière significative que la présence de ce tempérament était prédictif des cas qui ont développé ultérieurement un trouble bipolaire (64% contre 16% des dépressifs sans cyclothymie) et un risque suicidaire (81% contre 36%).
Actuellement, plusieurs équipes américaines s’intéressent particulièrement à la validité du diagnostic de cyclothymie chez les enfants et adolescents (Van Meter 2011).
D’autres études pointent du doigt le rôle de la cyclothymie comme facteur de risque majeur des conduites suicidaires et d’automutilation. Je citerai le dernier article sur ce sujet (Pompili et al 2012) qui a pu établir une connexion significative entre le cluster du tempérament « cyclothymique – dépressif – anxieux » et les niveaux de désespoir et de risque de suicide (64% contre 13% dans le groupe avec un tempérament stable hyperthymique).
Implications pour la recherche
Il ne va pas sans dire que j’ai insisté tout au long de cette tribune sur la nécessité de considérer la cyclothymie dans la pratique et surtout dans la recherche. L’idée forte est de changer notre regard sur les formes apparemment sub-syndromiques ou atténuées (par rapport aux seuils arbitraires admis sans aucune validité à part leur intensité ou sévérité) des troubles affectifs. Par exemple :
en s’intéressant à la place de la cyclothymie dans les cas résistants, récurrents ou difficiles à soigner avec les moyens conventionnelsen orientant la recherche vers le dépistage des cas qui sont susceptibles d’être aggravés par les antidépresseurs, donc vers une recherche préventive (Van Meter et al, 2012)en affinant la recherche génétique, comme tenir compte du rôle des tempéraments comme facteur de risque et de marqueurs de transmission plus spécifique au sein des familles bipolaires (Greenwood et al, 2012)en élaborant des formats de psychoéducation et de psychothérapies plus adaptées à la cyclothymie qui s’avère être un sujet de prédilection de psychopathologie développementale vu sa précocité de début, son impact sur le développement des jeunes, ses interactions dans la mise en place des schémas de vie dysfonctionnels… (Goto et al., 2011)en suivant au long cours des jeunes cyclothymiques pour mieux comprendre les risques liés à ce trouble, évaluer l’efficacité des mesures thérapeutiques, et estimer le pronostic.Il est ainsi évident que le défi n’est plus de démontrer la spécificité de la cyclothymie mais aller au-delà des considérations théoriques en démontrant le fardeau de ce trouble en termes de risque sur le développement et de morbidité globale (altération de la qualité de vie et du fonctionnement). Malgré son apparence de trouble atténué, les preuves se cumulent pour démontrer que les impacts sur la qualité de vie, sur la récurrence dépressive, sur la mauvaise qualité de réponse aux traitements (antidépresseurs, stimulants, neuroleptiques), sur le risque de suicide... sont équivalents voir même plus importants que les impacts des troubles bipolaires classiques.
Une étude récente (Nilsson et al, 2012), a révélé chez des patients bipolaires en rémission et suivis sur une période de 2 ans que la présence d’un tempérament cyclothymique était prédictive de récurrence dépressive (même en contrôlant la qualité de l’observance du traitement) et d’une altération de la qualité de vie (gestion du quotidien, loisirs, vie sociale).
C’est signifier le rôle des "petites vagues" cyclothymiques et leur impact sur une gestion efficace du quotidien. En d’autres termes, saisir le côté pathologique d’une bipolarité sub-syndromique apparemment atténuée que les cliniciens négligent souvent et ne lui prêtent pas son rôle psychopathologique. Ainsi, l’équipe de Nassir Ghaemi a montré dans leur étude sur les tempéraments affectifs que la cyclothymie représentait le tempérament le plus significatif sur le plan psychopathologique et pronostic (Vohringer et al, 2012).
Pour réaliser de tels défis, il est évident que la cyclothymie soit acceptée comme trouble distinct ou spécifique au sein du spectre bipolaire, tout au moins, ne plus le laisser dans le « foutoir » clinique de la catégorie « bipolaire non spécifié ailleurs ».
Références
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