« Se blesser soi-même » - sʼautomutiler est un comportement complexe mais assez fréquent
L'edito
par M TrybouComprendre lʼautomutilation
« Se blesser soi-même » - sʼautomutiler est un comportement complexe mais assez fréquent. Le dossier du mois dʼAvril 2015 va traiter ce sujet de manière originale à travers une rencontre dʼun psychologue, Vincent Trybou (CTAH, Paris) et dʼun sociologue Baptiste Brossard, sociologue (Université de Montréal / CSSS Bordeaux-Cartierville-Saint Laurent).La tribune
par M TrybouRencontre des approches psychologiques et sociologiques
Un entretien autour de lʼouvrage de Baptiste Brossard : Se blesser soi-même. Une jeunesse autocontrôlée (Alma Editions, Paris, 2014) entre :
_ Vincent Trybou, psychologue clinicien (CTAH, Paris)
_ Baptiste Brossard, sociologue, Université de Montréal / CSSS Bordeaux-Cartierville-Saint Laurent
« En 1998, lors dʼune interview donnée au Monde Diplomatique, Pierre Bourdieu exprime sa surprise : « Je nʼai jamais cessé de mʼétonner devant ce quʼon pourrait appeler le paradoxe de la doxa : le fait que lʼordre du monde tel quʼil est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre comme au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, quʼil nʼy ait pas davantage de transgressions et de subversions, de délits et de folies. (...) Il suffit de penser à lʼextraordinaire accord de milliers de dispositions – ou de volontés – que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou sur celle de la Concorde, à Paris ». (...) Tout conducteur sait que, pris dans lʼanarchie motorisée des grands ronds-points urbains, il faut prendre sur soi. Lʼexpression est parlante. (...) Un homme se ronge les ongles. Un autre sʼagrippe à la boite de vitesse ou bien se mord les lèvres. Une femme serre les poings sur son volant. Ou alors, elle tape nerveusement sur son tableau de bord (...) la plupart du temps, les heurts se produisent dans les habitacles au lieu dʼéclater entre les conducteurs. » (B. Brossard, pages 9 et 10)
Vincent Trybou : Quʼest ce qui vous a amené à travailler sur ce sujet ?Baptiste Brossard : Lʼautomutilation soulève de nombreux défis pour les sociologues puisque cʼest une pratique solitaire, traditionnellement étudiée en psychiatrie et en psychologie. En proposer une approche sociologique nécessite donc un retournement de conception : ne plus lʼaborder comme la conséquence de problèmes « internes » aux individus, mais comme la conséquence de la situation sociale dans laquelle sont placés les individus. Je voulais tenter de relever ce défi, ce qui rejoint une préoccupation classique en sociologie, puisque lʼune de ses œuvres fondatrices en France, Le Suicide, écrit par Émile Durkheim à la fin du dix-neuvième siècle, défend déjà un tel retournement de représentation.
VT : Combien de personnes avez-vous pu interroger ?
BB : Environ 70, à la fois contactées sur des forums Internet consacrés à la pratique de lʼautomutilation et dans des institutions psychiatriques pour adolescents. Passer par les forums était particulièrement important pour moi. Cela mʼa permis de rencontrer des personnes qui nʼétaient pas toujours suivies par un psy et au delà, de découvrir toute une organisation sociale fondée sur lʼ« entraide », cʼest-à-dire lʼéchange dʼexpériences, de conseils, etc.
VT : Quand on lit votre livre, vous vous situez en dehors de toute notion de psychiatrie. Est-ce un choix car cʼest un domaine que vous ne maîtrisez pas ou parce que vous estimez que les automutilations ne rentrent pas dans le cadre de la psychiatrie ?
BB : Jʼai pris connaissance des études psychiatriques sur lʼautomutilation pendant ma recherche et jʼai suivi quelques cours de psychologie à lʼuniversité. Mais pour lʼédition du livre, jʼai souhaité accentuer mes distances face à lʼapproche psychiatrique, parce quʼil fallait en priorité que les lecteurs comprennent quʼil y existe dʼautres façons de voir les choses. Jʼai surtout insisté sur lʼidée suivante : partir du principe lʼautomutilation est un comportement pathologique lié à un problème de santé mentale, ce que font la plupart des psys, ne permet pas de comprendre grand chose. Mais il ne sʼagit pas dʼune position anti-psy. Cʼest plutôt ce que jʼappelle une posture de « complémentarité critique ». Je pars en effet du principe que dʼun côté, les sciences sociales et les psychologies produisent des connaissances sur des objets communs (automutilations, anorexie, dépression, etc.), mais que dʼun autre côté, ces disciplines ne sont pas compatibles sur le plan épistémologique (car elles ne partageant pas les mêmes méthodes ou postulats théoriques). Les perspectives interdisciplinaires sʼavèrent en général peu rigoureuses pour cette raison. Elles mélangent toutes sortes de concepts souvent incompatibles ; ne serait-ce que la notion de « pathologique », qui a des significations très différentes au sein des diverses tendances des sciences sociales et des psychologies. Et en même temps, la possibilité dʼutiliser plusieurs cadres théoriques est importante pour les cliniciens, qui doivent saisir au maximum la complexité de leurs patients. Donc ma position est de ne pas sʼignorer, de ne pas simuler un accord, mais de tenter dʼêtre complémentaires en se critiquant !
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